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Les bêtes de somme, plus lourdes, brisaient la surface de la couche congelée, leur quatre pieds s’encastraient ; elles restaient immobiles, figées sur place.

Le général carthaginois vit clairement qu’il fallait renoncer à ce moyen de sortir d’embarras. Il se décida pour la confection d’un nouveau chemin sur les flancs mêmes du précipice creusé par l’éboulement. Il s’agissait de le tailler dans le roc vif. Hannibal comptait parmi ses Africains ou Numides de vigoureux et habiles pionniers. C’est à eux qu’il confia ce rude travail, et ici se place la légende. D’après Tite Live, dont bien d’autres se sont faits l’écho, c’est en employant le feu et le vinaigre que les sapeurs d’Hannibal auraient fendu le roc et taillé un chemin suffisant pour faire passer hommes, chevaux et éléphans[1]. Ils auraient d’abord échauffé la pierre en dirigeant sur elle la flamme d’un immense bûcher ; puis, quand la pierre eut été ardente, ils l’auraient désagrégée, pulvérisée en y versant du vinaigre.

Servius, Juvénal, Ammien Marcellin, Appien reproduisent ou confirment la version de Tite Live. On peut citer de curieux passages empruntés aux auteurs anciens qui ont traité de l’art militaire et qui tendraient à prouver que des jets de vinaigre comptaient parmi les moyens employés pour démolir les fortifications murales. Pline ne paraît pas mettre un moment en doute ; cette propriété du vinaigre. Il est vrai que ce bon Pline doute de très peu de chose. Que l’on ait cherché à rendre la pierre plus friable en la chauffant, c’est ce qu’on peut très bien admettre ; cette méthode paraît même avoir été souvent employée dans l’antiquité. Mais ce qui est certain, c’est que le vinaigre ne dissout point la pierre, chauffée ou non, et que le fait attesté par Tite Live est matériellement impossible. Les anciens attribuaient au vinaigre, aux acides en général, et même à l’urine décomposée, des effets prestigieux purement imaginaires. Aussi les savans modernes, Gibbon, Letronne, Deluc, etc., ont-ils relégué dans le domaine de la fable cette partie du récit de Tite Live. D’autres, comme Dacier, ont fait à ce sujet du rationalisme vulgaire. Ils ont supposé qu’Hannibal, pour encourager ses sapeurs, leur avait fait distribuer de fortes rations de posca, espèce de piquette qui fut dans l’antiquité la boisson militaire par excellence. Non-seulement il n’est rien dit de pareilles distributions, mais de plus on peut se demander ce qu’elles auraient eu d’exceptionnel au point qu’on les énumérât parmi les hauts faits d’Hannibal. Le commandant Hennebert ouvre une ère nouvelle aux

  1. « Struem ingentem lignorum faciunt, eamque, quum et vis venti apta faciendo igni coorta esset, succendunt ardentiaque saxa infuso aceto putrefaciunt. »