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non encore viciée par l’erreur. La psychologie anglaise n’admet pas plus en morale qu’ailleurs l’autorité qu’on attribue à cette sorte d’état de nature ou d’innocence dans lequel se trouveraient nos facultés primitives. Hartley a fait voir que ce qui est simple et primitif pour la conscience n’en est pas moins composé d’une foule de sensations élémentaires, qui non-seulement s’associent de manière à se suivre toujours, mais encore se fondent en une combinaison chimique. L’état de conscience qui vous semble le plus simple, le plus pauvre, le plus spontané, suppose déjà une synthèse de termes hétérogènes et est par rapport à eux ce qu’est, en chimie, une combinaison à l’égard de ses élémens. Nous savons aujourd’hui que les sensations des couleurs élémentaires se fondent en une sensation qui paraît absolument originale et irréductible, celle de la blancheur ; comment donc imiterions-nous encore Platon, qui plaçait la « blancheur en soi, » la blancheur pure, parmi les essences simples et éternelles ? Le son le plus indécomposable en apparence a sa hauteur, qui répond au nombre déterminé des vibrations composantes ; il a son intensité, qui répond à leur amplitude ; il a son timbre indéfinissable, qui résulte de la fusion des sons complémentaires formant avec le son fondamental des accords définis[1]. Cette « chimie mentale » pénètre jusque dans les sentimens moraux qui paraissaient les plus irréductibles : elle peut donner même à des sentimens intéressés la forme du désintéressement. Quand nous croyons aimer la vertu pour la vertu seule, n’y a-t-il pas là quelque illusion ? L’école anglaise a depuis longtemps comparé l’amour prétendu spontané et originel du bien pour le bien à cette passion acquise et complexe : l’avarice. M. Spencer répète après beaucoup d’autres la même comparaison. Nous prenons l’habitude d’associer dans notre esprit l’idée de la fin et l’idée du moyen, par exemple l’idée des plaisirs et l’idée de l’or qui peut servir à les procurer ; que ces deux idées se rapprochent de plus en plus, que la première se fonde même avec la seconde et que la fin s’absorbe ainsi dans le moyen, ce qui était d’abord désiré pour autre chose finira pour être désiré pour lui-même ; on aimera l’argent pour l’argent. De plus, cette habitude peut se transmettre par l’hérédité ; nos ancêtres, à force d’avoir recherché l’argent pour le plaisir, puis pour lui-même, peuvent nous laisser en héritage une avarice innée. La vue seule de l’or l’éveillera comme un instinct tout prêt à éclater. Il y en a bien des exemples. Stuart Mill et M. Spencer transportent au désintéressement de la vertu une explication analogue. D’abord recherchée comme un moyen en vue du bonheur, la vertu a fini par être précieuse pour elle-même, abstraction faite

  1. Voir sur Hartloy la Psychologie anglaise contemporaine de M. Th. Ribot.