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REVUE DES DEUX MONDES.

III.

Nous ne ferons pas ici la biographie détaillée de M. de Manteuffel. Pendant une carrière déjà longue de plus d’un demi-siècle, dans laquelle il a débuté à l’âge de dix-huit ans comme « avantageur » dans les dragons de la garde prussienne, le feld-maréchal s’est signalé en vingt circonstances diverses, tantôt comme soldat, tantôt comme diplomate ou gouverneur de province, et il s’est toujours acquitté avec tant de succès des hautes missions qu’il devait à la confiance de son roi, qu’il n’est pas d’homme en Prusse qui compte autant que lui d’envieux et de jaloux. On le discute autant dans le monde militaire et le monde officiel que dans le monde bourgeois, aux yeux duquel il passe pour personnifier plus spécialement l’influence de la cour, dans la triade que M. de Manteuffel forme avec M. de Bismarck et M. de Moltke. Ce qu’on semble surtout lui reprocher, c’est une certaine hardiesse d’opinions et une personnalité d’allures qui choquent dans un pays où l’originalité n’est permise qu’au chancelier de l’empire. M. de Manteuffel ose avoir ses idées à lui et les exprimer au besoin : c’est ainsi qu’il n’a laissé ignorer à personne sa désapprobation de la conquête de l’Alsace-Lorraine. Il a surtout dans les relations cette séduction de manières et de ton que les Allemands sont généralement portés à tenir pour une marque de faiblesse et d’infériorité. Tandis qu’il commandait à Nancy l’armée d’occupation, son entourage concevait mal qu’ayant le droit de se conduire en reître, il préférât agir en galant homme. On dit que M. Thiers ne manquait jamais, quand il parlait de lui, de le qualifier d’adorable. Ses façons simples, affables, pleines d’aménité et de bienveillance en font un gentilhomme de la vieille école, sachant inspirer le respect sans avoir à l’imposer et la confiance sans la solliciter. Sa sûreté de tact et sa largeur de vues l’ont dès longtemps mis hors de pair dans le milieu social et le monde de hobereaux au sein desquels il est condamné à vivre. D’une intelligence ouverte, toujours en éveil et des plus cultivées, il est de plus homme d’esprit au meilleur sens du mot. Un seul trait suffirait à le classer comme tel : dans un temps qui a vu tel illustre pédant de l’académie de Berlin pousser la teutomanie jusqu’à s’excuser publiquement du nom français qu’il tient de ses ancêtres, M. de Manteuffel ne craint pas de louer tout haut la civilisation française et de confesser son faible pour elle. Il prend plaisir à rechercher les occasions de parler français et paraît mettre quelque coquetterie à montrer, par l’aimable abandon et la forme châtiée de son langage, à quel point l’usage de cette langue lui est familier. Son inclination pour la France ne va pas toutefois jusqu’à