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décision des affaires là où elles naissent et où des hommes simples peuvent les connaître et les démêler. Les sauvages eux-mêmes appliquent le self government au sein de la tribu. Ne laissez arriver au centre que le règlement des intérêts les plus généraux. M. Jacini a, je crois, parfaitement démontré que l’une des causes de la marche imparfaite du régime parlementaire en Italie, c’est l’excès de la centralisation. Ne touchez donc pas au régime de démocratie absolue qui est en vigueur ici depuis toujours. La fédération des communes libres et autonomes constituant le canton et la fédération des cantons autonomes constituant l’état : tel est le système politique qui convient à la Bulgarie. Le marquis de Bath a suivi de près les débats de l’assemblée représentative, à Tirnova, et il pense que, si le prince et les conseillers renoncent à imposer intempestivement leurs volontés, la nouvelle constitution fonctionnera très régulièrement. L’essentiel est que le souverain ait confiance dans la liberté et dans son peuple. Léopold Ier, roi des Belges, a laissé en ce point un exemple à suivre. Lui aussi croyait que la constitution belge n’accordait pas assez de garanties à l’autorité, mais il a voulu en faire loyalement l’épreuve en laissant toujours le dernier mot à la volonté de la nation. « L’expérience belge, » comme il s’exprimait dans ses lettres à Stockmar, a admirablement réussi, et la Belgique, prospère et satisfaite, célèbre, cette année même, le jubilé semi-séculaire de la fondation de ses libertés, considérées un moment comme excessives. « L’expérience bulgare, » si elle est faite avec autant de bon sens et de bonne foi, donnera, on peut l’espérer, les mêmes résultats.

Si les Bulgares sont, en effet, capables de se gouverner eux-mêmes et de former une principauté dont l’avenir serait semblable à celui de la Roumanie et de la Belgique, la solution préconisée par Saint-Marc Girardin, par M. Gladstone et par O.-K., s’impose : la terre grecque aux Grecs, la terre albanaise aux Albanais, la terre bulgare aux Bulgares, et les Turcs réduits à l’impuissance de mal faire. Seulement il faut sans retard exiger la mise en vigueur des stipulations de l’article 23 du traité de Berlin, sinon le désordre et l’anarchie achèveront de ruiner les malheureuses provinces qu’on a restituées à un gouvernement expirant[1]. C’est le vœu de la

  1. Dans un écrit intitulé : Russia, publié en 1816, Cobden montre avec une merveilleuse lucidité les causes profondes de la décadence de la Turquie. Ses prévisions se sont réalisées plutôt même qu’il n’aurait pu le supposer. Voici comment un voyageur impartial, le docteur Lennep, caractérise la situation actuelle en Turquie : « Les populations, qui par elles-mêmes seraient capables de grands progrès, étouffent et périssent dans une atmosphère générale de malversation et de décadence. Partout des mendians. Du haut en bas de l’échelle, on mendie, on vole ou on extorque. On ne fait rien et on fera moins encore. Le commerce dégénère en colportage, la banque en usure, toute entreprise en filouterie, la politique en intrigues et la police en brigandage. Les champs abandonnés, les forêts dévastées, des richesses minérales négligées, les routes, les ponts, tous les travaux publics tombant en ruines ; la vie pastorale sans rien qui rappelle Abel, et l’agriculture aussi peu avancée que du temps de Caïn ; dans la vie publique, corruption et vénalité universelles ; dans la vie sociale, ignorance et bigotisme ; enfin dans la vie privée, l’immoralité sous toutes les formes. Hamlet disait : There is something rotten in Denmark. Ici il pourrait dire : In Turkey ail is rotten. » Les correspondances qui arrivent chaque jour de Constantinople confirment ce désolant tableau. Je lis, par exemple, dans le Temps du 22 mai : « La misère publique et les souffrances de toutes les classes sont telles que l’Europe a le devoir de prendre les mesures les plus énergiques et les plus promptes, pour y mettre un terme. Famine, arrêt des affaires, épuisement de l’épargne, ruine générale, vols, assassinats, brigandage dans les provinces et jusque dans les rues de la capitale, tels sont les traits d’une situation devenue absolument intolérable. »