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éloigné de Platon que Babeuf, malgré l’identité nominale des deux doctrines. Cependant entre l’un et l’autre il y a un intermédiaire direct : c’est l’abbé de Mably, l’un des écrivains du XVIIIe siècle qui ont eu le plus d’influence à l’époque de la révolution ; mais avant de parler de Mably, disons quelques mots de son maître ; Jean-Jacques Rousseau.


I.

Jean-Jacques est incontestablement le fondateur du communisme moderne. Jusqu’à lui, les attaques à la propriété et les hypothèses communistes n’étaient que théoriques et très rares d’ailleurs. C’est de lui qu’est née cette haine contre la propriété et cette colère contre l’inégalité des richesses qui alimentent d’une manière si terrible nos sectes modernes. Pascal avait bien écrit avant lui : « Ce chien est à moi, disaient ces pauvres enfans ; c’est là ma place au soleil… Voilà le commencement de l’usurpation et de la tyrannie sur toute la terre. » Mais quel usage voulait-il faire de cette pensée ? L’aurait-il publiée ? Et ces invectives contre la propriété n’auraient-elles pas eu un sens philosophique plutôt que social ? Au contraire, quand Rousseau écrivait dans son Discours sur l’inégalité : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de misères et d’horreurs n’eût pas épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux et comblant les fossés, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ! Vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne ! » lorsque Rousseau, dis-je, prononçait ces paroles terribles, il était loin d’en prévoir les conséquences ; mais il exprimait sans le savoir tout un fonds de rancunes et de haines accumulées par la misère depuis des siècles, et qui devaient grandir et s’envenimer encore avec le temps.

Cependant, dans ces paroles célèbres si souvent citées, peut-être y eut-il encore plus de déclamation et de rhétorique que de théorie-calculée ; car dans ce même Discours sur l’inégalité, nous voyons Jean-Jacques Rousseau s’expliquer ailleurs sur l’origine de la propriété avec autant de justesse et de bon sens que de modération. Il montre, en effet, que c’est de la culture des terres qu’est venu leur partage, qu’il est impossible de concevoir la propriété naissant d’ailleurs que de la main-d’œuvre et du travail. Il ajoutait que « le travail, donnant droit, au cultivateur sur le produit, lui en donne par conséquent sur le fonds, au moins jusqu’à la récolte suivante, ce qui, faisant une possession continue, se transforme aisément en propriété. » Il rappelait après Grotius que les anciens avaient donné à Cérès le nom de législatrice, ce qui indiquait que de la culture des