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tel changement ! Je ne sais s’il y a une autre manière d’exister ; je n’en ai jamais éprouvé d’autres et l’inconnu ajoute à ma peine. Ah ! je le sais, peut-être j’ai eu des torts envers vous, maman. Dans ce moment comme à celui de la mort, toutes mes actions se présentent à moi, et je crains de ne pas laisser à votre âme le regret dont j’ai besoin. Mais daignez croire que les fantômes de l’imagination ont souvent fasciné mes yeux, que souvent aussi ils se sont placés entre vous et moi et m’ont rendu méconnaissable. Mais je sens en ce moment à la profondeur de ma tendresse qu’elle a toujours été la même. Elle fait partie de ma vie et je me sens toute entière ébranlée, bouleversée au moment où je vous quitte. Je reviendrai demain matin, mais cette nuit je dormirai sous un toit nouveau. Je n’aurai pas dans ma maison l’ange qui la garantissait de la foudre ou de l’incendie. Je n’aurai pas celle qui me protégerait si j’étais au moment de mourir et me couvriroit devant Dieu des rayons de sa belle âme. Je ne saurai pas à chaque instant des nouvelles de votre santé. Je prévois des regrets de toutes les minutes. Je ne veux pas vous dire, maman, à quel point ma tendresse pour vous ajoute à la force de mon cœur. La vôtre est si pure qu’il faut faire passer par le ciel tous les sentimens qu’on lui adresse. Je les élève vers Dieu ; je lui demande avec une ardeur passionnée qu’il fasse cesser vos souffrances ; je lui demande d’être digne de vous ; le bonheur viendra ensuite, viendra par intervalle, ne viendra jamais ; la fin de la vie termine tout et vous êtes si sûre qu’il y en a une autre, si sûre que mon cœur n’en peut douter.

Je ne finirois pas ; j’ai un sentiment qui me feroit écrire toute ma vie. Agréez, maman, ma chère maman, mon profond respect et ma tendresse sans bornes.

Ce jeudi matin, chez vous encore.


Le mariage de Mme de Staël devait donner un nouvel éclat au salon de ses parens. Au lieu de prendre à la conversation qui se tenait devant elle une part inégale, toujours prête à se réfugier derrière le fauteuil de son père, dès qu’elle avait attiré l’attention sur elle par quelque saillie, elle ne tarda pas à en devenir la reine et à y diriger les propos. C’était le moment où ce que nous appellerions de nos jours l’opposition libérale se réunissait presque chaque jour chez M. Necker et où son salon, de purement littéraire qu’il avait été d’abord, était en train de devenir presque entièrement politique. Mais, pour bien marquer ce changement, il me faut revenir de quelques années en arrière et entrer dans quelques détails sur la vie et la carrière de M. Necker, dont jusqu’ici j’ai volontairement laissé la figure un peu dans l’ombre.

Othenin d’Haussonville.