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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 40.djvu/774

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tution, incomplète et plus qu’à demi hypothétique, a son utilité et son intérêt, pour peu qu’elle réussisse à ressaisir une forme évanouie de l’art grec et à mettre dans leur jour les faits et les idées qui lui servent de bases.


I.

Deux faits frappent d’abord l’attention dans ce qu’on sait de l’histoire d’Épicharme. Ce poète comique, inventeur de son art, semble avoir fait l’effort d’esprit suivi que suppose une pareille invention, dans le trouble d’une vie errante et incertaine ; et, de plus, il laissa la réputation d’un philosophe. Ce n’est pas que les aventures, même les plus graves, soient incompatibles avec le génie comique : Regnard a bien exploré l’extrême nord de l’Europe et porté les chaînes des pirates algériens ; ni qu’un auteur comique ne puisse commencer par étudier la philosophie : les leçons de Gassendi n’ont point arrêté la vocation de Molière. Mais les agitations dans lesquelles fut impliquée la première partie de la vie d’Épicharme n’ont guère d’analogue dans les temps modernes, et ses études philosophiques ne furent pas un simple accident de sa jeunesse. On sent que ces faits anciens ont leur caractère propre, que les hasards d’une destinée particulière se rattachent alors à certaines conditions générales de l’humanité, et que, chez ceux qui sont le jouet des événemens ou appliquent leur esprit aux problèmes de la philosophie, le fond de l’âme est touché.

D’après le témoignage qui paraît le plus autorisé, Épicharme à peine né, à l’âge de trois mois, fut transporté de Cos, sa patrie, dans la ville sicilienne de Mégare. Une autre tradition ne lui fait accomplir ce voyage que plus tard, avec un certain Cadmus, son compatriote, qui suivit en Sicile une colonie de Samiens. Cette question de date ne se peut résoudre avec certitude ; mais ce qu’il y a là de plus intéressant, c’est le fait et les conditions sociales auxquelles il se lie. Il est curieux de voir ainsi la vie des poètes et des penseurs impliquée dans ces migrations qui transportent les Grecs d’un bout à l’autre de leur mer, la Méditerranée. Les causes de ces migrations sont le plus souvent violentes. Les conquêtes ou les menaces du dehors, les dissensions intérieures, l’établissement des tyrannies, souvent ambitieuses et cruelles, amènent des révolutions et des changemens de patrie. Les Grecs se lancent sans hésiter dans ces lointains voyages : toujours l’inconnu les a tentés, sans que les terreurs de leur imagination réprimassent cette inquiète activité et cet esprit d’aventure ; et c’est ce qui a puissamment aidé ce grand mouvement de colonisation qui leur a donné presque tous