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tout d’un coup un grand général, on le fut bien davantage quand on apprit que le jeune prince, qui venait de célébrer, dans une église de Vienne, les fêtes de l’Epiphanie, rouvrait les temples, immolait des victimes et se déclarait ouvertement païen. Cette sorte de coup de théâtre causa partout une émotion qu’il est facile de comprendre. C’était un spectacle rare que de voir le paganisme faire des conquêtes. On restait païen par indifférence et par habitude, mais on ne le devenait plus. L’ancien culte gardait des partisans parmi ces conservateurs obstinés qui ne veulent pas renoncer aux traditions antiques ; il n’en gagnait guère de nouveaux. On fut donc très surpris qu’un homme qui avait reçu le baptême, et dont le père était un chrétien fervent, revînt ainsi avec fracas à l’ancienne religion, et ce qui ajoutait à la surprise, c’est que cet homme était un prince, le propre neveu de celui qui avait placé le christianisme sur le trône des Césars. — Quelle était donc la cause de ce changement inattendu ; et pouvons-nous, à la distance où nous sommes, nous rendre compte de raisons qui déterminèrent, en cette circonstance, la conduite de Julien ?

Comme il fit précisément cet éclat au moment où il allait combattre Constance et où il marchait à la conquête de l’empire, la première pensée qui vienne à l’esprit, c’est qu’il avait quelque intérêt à le faire et qu’il voulait attirer à lui ce qui restait de païens. Beaucoup d’historiens pensent que Constantin n’avait pas d’autre motif, quand il se fit chrétien, que de se mettre à la tête d’un parti puissant qui l’aidât à vaincre Maxence, et Libanais nous dit en propres termes « qu’il ne changea de Dieu que parce qu’il espérait en tirer quelque profit. » Je ne crois pas qu’on puisse le dire de Julien. Il me semble qu’un prétendant à l’empire courait alors beaucoup plus de risques en soulevant les chrétiens contre lui qu’il ne trouvait d’avantage à gagner la faveur de leurs adversaires. Les païens sans doute étaient encore fort nombreux ; mais ils avaient montré, depuis Constantin, qu’ils étaient résignés à tout et peu disposés à des résistances vigoureuses. La jeunesse, l’ardeur, l’énergie, l’espoir du succès, l’assurance de l’avenir, toutes ces forces qui poussent aux grandes entreprises et les font réussir, n’étaient plus de leur côté. Ils se sentaient blessés au cœur, et leurs prêtres eux-mêmes, si l’on en croit Eunape, annonçaient que les temples allaient disparaître, « que les sanctuaires les plus vénérables seraient bientôt changés en un amas de ruines que rongerait le ténébreux oubli, tyran fantastique et odieux, auquel sont soumises les plus belles choses de la terre[1]. » Il n’y avait donc pas à compter sur un

  1. Je citerai, en général, les Vies des philosophes et des sophistes, d’Eunape, d’après la traduction qu’on a donnée M. Stéphane de Rouville (Paris, Rouquette).