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après l’avoir comblé de tendresse, semble vouloir le repousser de son sein et l’écarter de son héritage ; une nouvelle famille empressée à occuper les avenues du trône. Après s’être vu confier, à l’âge de seize ans, le sceau royal, après avoir chargé, à dix-huit ans, le bataillon sacré des Thébains et avoir décidé le gain de la bataille de Chéronée, il lui faut inopinément subir le spectacle des tardives amours de Philippe, l’insolence des intrus qui ont condamné la fille des rois de l’Épire à l’exil. Du sein de ces orages, une catastrophe sanglante l’appelle à succéder au plus grand politique du siècle : il n’a pas vingt ans. La Thrace à comprimer, la Grèce à reconquérir, des compétitions jalouses à faire avorter dans leur germe : telle est la triple tâche assignée par le sort à ce règne qui débute. En moins de deux années, tout est rentré dans l’ordre ; Alexandre a reçu, comme Hercule, le don d’étouffer les monstres en se jouant.

Homère a chanté la colère d’Achille : que les Macédoniens se gardent du courroux d’Alexandre ! Agathocle était un gai compagnon : a Sifflez-moi, mes frères, disait-il, comme Voltaire, je vous le rendrai. » Alexandre savait mal endurer la raillerie ; les méchans bruits lui faisaient aisément perdre tout sang-froid. Il avait souvent à la bouche cette admirable maxime : « C’est une vertu royale d’entendre avec patience dire du mal de soi lorsqu’on fait le bien. » Ce ne fut jamais chez lui qu’une maxime. Il pardonnait sans peine la trahison, car la trahison ne menaçait que sa vie ; il était pour la calomnie sans pitié ; la calomnie portait atteinte à sa gloire. « Quand je me suis mis à parcourir les libelles les plus infâmes, disait Napoléon à Sainte-Hélène, ces libelles ne me faisaient rien, mais rien du tout ! Quand on m’apprenait que j’avais étranglé, empoisonné, violé, que j’avais fait massacrer mes malades, que ma voiture avait roulé sur mes blessés, j’en riais de pitié[1]… sitôt qu’on approchait un peu de la vérité, il n’en était plus de même ; je sentais le besoin de me défendre, j’accumulais les raisons pour me justifier et encore n’était-ce jamais sans qu’il restât quelques traces d’une peine secrète. Voilà l’homme ! » Voilà surtout, nous permettrons-nous d’ajouter, Napoléon le Grand et Alexandre ! Toutes les veines n’ouvrent pas un aussi facile accès au poison, et ce n’est pas mériter le nom de grand politique que de mettre aux fers Callisthène ou de rompre la paix d’Amiens pour un pamphlet.

L’empereur Napoléon ne s’est jamais proposé Alexandre pour modèle ; il semble qu’il ait réservé toute son admiration pour César, et cependant ce n’est pas un César que je reconnaîtrais en lui

  1. Il ne se contentait pas de rire, il se signait par une vieille habitude d’enfance tout italienne, en s’écriant à diverses reprises : « Jésus ! Jésus ! Jésus ! »