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Tonkin, conquis en quelques semaines, non par une armée, mais par une poignée de marins et de soldats, revenait à ses maîtres en un laps de temps aussi court. On se souvient peut-être à la suite de quelles circonstances avait eu lieu l’entrée victorieuse d’une troupe française à Hannoï. Un honorable négociant, M. J. Dupuis, chargé de conduire des munitions de guerre au général chinois qui combattait alors dans le Yunnan l’insurrection musulmane, causait aux mandarins de l’Annam, par sa présence sur le Fleuve-Rouge, de vives inquiétudes. Les Annamites, maîtres du Tonkin depuis les premières années de ce siècle seulement, craignaient de voir un Français s’implanter dans le pays et susciter des troubles en usant de son influence sur des peuples disposés à la révolte ; la cour de Hué redoutait avec d’autant plus de raison l’ascendant de M. Dupuis que notre compatriote se présentait dans ces parages avec une escorte de soldats impériaux chinois, à la tête d’une flottille marchande, deux bateaux à vapeur, les premiers que l’on y eût vus. On devine déjà par quels obstacles la mission de M. Dupuis fut entravée ; plusieurs de ses hommes périrent assassinés, et c’est miracle que ses bateaux n’aient point été incendiés. À cette époque, M. le contre-amiral Dupré, gouverneur de la Cochinchine française, envoya au Tonkin, sous les ordres de M. le lieutenant de Vaisseau Francis Garnier, un détachement composé de six officiers et de quatre-vingt-dix hommes. M. Francis Garnier avait pour mission de régler les différends survenus entre M. J. Dupuis et les autorités annamites, puis d’ouvrir aux flottilles marchandes la voie commerciale dont la nature a doté le Tonkin et que ce même M. Dupuis avait découverte[1]. En présence des sanglans efforts que faisait l’Angleterre pour trouver un chemin joignant la Chine à la Birmanie, M. le contre-amiral Dupré avait évidemment compris qu’il était de toute nécessité pour nous de nous emparer du Tonkin et, avec le Tonkin, d’un fleuve offrant pour pénétrer dans le

  1. Le 16 mai 1873, l’amiral Dupré écrivait au ministre de la marine :
    « Notre établissement dans ce riche pays, limitrophe de la Chine et débouché naturel de ces riches provinces sud-occidentales, est selon moi une question de vie ou de mort pour l’avenir de notre domination dans l’extrême Orient.
    « Nous devons y mettre pied soit comme alliés du roi Tu-Duc, pour y rétablir son autorité et l’y faire respecter, soit par une occupation militaire qui ne serait que trop justifiée le jour où la cour de Hué nous aurait donné la preuve de sa mauvaise foi et de sa répugnance à conclure avec nous un arrangement définitif.
    « Le Tonkin est ouvert de fait parle succès de l’entreprise Dupuis, dont les bateaux ont remonté la rivière Song-Koi jusqu’aux frontières du Yunnan. Effet immense dans le commerce anglais, allemand, américain ; nécessité absolue d’occuper le Tonkin avant la double invasion dont ce pays est menacé par les Européens et par les Chinois et d’assurer à la France cette route unique. — Demande aucun secours, — ferai avec mes propres moyens, — succès assuré. »