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les attachèrent, un peu par crainte, un peu aussi pour les employer à combattre les montagnards qui étaient devenus les alliés des Pavillons-Jaunes. Telle était la situation des deux bandes chinoises lorsque M. J. Dupuis se présenta devant elles, en 1873, pour se rendre au Yunnan. Pas un des Pavillons n’osa l’attaquer ni s’opposer ouvertement à son passage.

Il n’en fut pas de même en 1876, lorsque M. le lieutenant de vaisseau de Kergaradec voulut tenter le voyage d’Hannoï en Chine, voyage dont le but déclaré hautement était la reconnaissance de la voie commerciale ouverte par les traités de 1875. À cette époque, les Pavillons-Noirs, commandés par un Chinois du nom Luu-Vinh-phuoc, tenaient en leur pouvoir, — comme ils le tiennent encore, — Lao-kaï. Lorsque l’officier de marine français fit savoir au chef des Pavillons-Noirs qu’il avait l’autorisation du gouvernement annamite pour parcourir le pays, ce dernier lui fit répondre qu’il ne se considérait nullement comme responsable des attaques qui pourraient être dirigées contre l’expédition, soit par ses soldats, soit par des hordes de gens sans aveu ; qu’il était, du reste, interdit aux Européens d’aller aussi loin que Lao-kaï ; que, si M. de Kergaradec s’obstinait à passer, il pouvait l’essayer, mais en restant caché sous le toit de sa jonque et en s’abstenant de regarder les rives du fleuve avec des lunettes d’approche et de prendre des dessins. Comme il était interdit à notre compatriote d’employer la force, M. de Kergaradec n’insista malheureusement pas ; du reste, il ne pouvait guère oublier qu’il n’avait point affaire à un mandarin chinois ou annamite, mais à un brigand ignorant, farouche, soupçonneux, et qui, depuis vingt ans, vivait de rapines dans les montagnes. Deux mois plus tard, M. de Kergaradec se présentait de nouveau devant la ville de Lao-kaï et, cette fois, il réussissait à la traverser, mais sans pouvoir approcher le farouche chef des Pavillons-Noirs, qui refusa obstinément de se montrer.

Ce qu’il y a d’original dans tout cela, c’est que ces bandits sont à la solde du gouvernement annamite. On pourrait en douter, mais dans l’Indo-Chine personne ne conteste le fait. Ce gouvernement alloue aux gens du Drapeau-Noir, comme à ses propres soldats, une solde de deux ligatures par mois, à laquelle se joint une mesure de riz[1]. Solde et rations sont versées entre les mains de chefs qui paient leurs hommes ainsi qu’il suit : chaque soldat marié touche 60 catties ou 9/10 de picul de riz par mois, soit 56 kilogrammes

  1. La ligature cochinchinoise est un chapelet de pièces rondes en zinc très mince, appelées sapèques en Chine, percées d’un trou au milieu et enfilées au nombre de 600. La valeur de la ligature est à peu près de un franc. Quelquefois pour un franc on donne une ligature et une soixantaine de sapèques.