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paraissait : une femme. anéantie. Elle y réussit assez pour donner le change à plusieurs de ses amis, qui l’ont représentée sous les traits qu’elle souhaitait d’avoir, et, par ces amis, à la postérité, qui l’a prise au mot sur l’indolence et l’absence de pensées. Sans doute elle se donna aussi le change à elle-même. Mais ce fut tout. Ses efforts ne la menèrent pas plus loin, et si elle lutta contre un caractère remuant et résistant qui la poussait à s’entremettre et à diriger, nous la verrons jusqu’au bout l’opposé de ce qu’elle voulait devenir. Elle éprouva la vérité d’une autre parole que Du Guet lui adressait dans la même lettre : « Il est difficile de ne pas dépendre de son naturel, et l’on se retrouve sans peine quand on en a beaucoup à se quitter. »

Ce travail sur elle-même en vue d’amoindrir son être et sa vie ne commença point sous le coup du deuil définitif où la laissa la perte de M. de La Rochefoucauld. On aurait compris qu’une affliction aussi incurable la jetât dans des partis singuliers ou extrêmes ; c’était le désastre irréparable auquel une femme survit difficilement tout entière, la ruine après laquelle la diminution des sensations est le seul bien enviable. Mais Mme de Lafayette n’avait pas attendu d’être frappée au cœur pour se donner les apparences d’être retirée du monde et d’elle-même, engourdie dans une inactivité dolente. Huit ans avant la catastrophe, Mme de Sévigné écrivait à sa fille (15 avril 1672) : « Mme de Lafayette s’en va demain à une petite maison auprès de Meudon, où elle a déjà été. Elle y passera quinze jours, pour être comme suspendue entre le ciel et la terre : elle ne veut pas penser, ni parler, ni répondre, ni écouter. » L’idée est la même et rendue dans les mêmes termes que dans la lettre de Du Guet. Mme de Lafayette ne veut pas penser, — elle s’applique à ne pas avoir de pensées, — c’est l’opinion convenue, le mot d’ordre que répètent docilement les entours de la comtesse. On l’avait surnommée dans sa société le brouillard, sobriquet qui lui allait très bien si l’on entend qu’elle aimait à s’envelopper d’un brouillard à travers lequel sa figure apparaissait légèrement effacée, sans les traits nets et vifs que les nouvelles publications ont mis en lumière.

Tous les biographes l’ont montrée suspendue entre le ciel et la terre, selon l’expression de Mme de Sévigné, à peine retenue vers la terre par un corps souffreteux et réduit à rien, n’ayant de force ni de volonté pour aucune sorte d’activité, se réglant en toutes circonstances sur un mot qu’elle aimait à répéter : C’est assez que d’être. Couchée sur le lit galonné d’or raillé (après la brouille) par Mme de Maintenon, elle ne peut même supporter la fatigue de dire bonjour et bonsoir, et ferme sa porte à tout ce qui n’est pas de l’intimité étroite. L’amitié de feu Madame, Henriette d’Angleterre, lui