Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/430

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prestige du talent et du savoir cet ascendant inné qui donne la clé des cœurs et des consciences. Également versé dans la connaissance de l’hindoustani et de l’anglais, il combinait la gravité et la douceur des manières orientales avec une simplicité de formes et une activité d’esprit tout européennes. — Si je m’en rapporte à l’impression qu’il m’a produite quelques années plus tard, c’est certes de tous les personnages que j’ai eu l’occasion d’entrevoir dans l’Inde, celui qui m’a paru le mieux personnifier la génération indigène formée par l’action des idées européennes sur les tendances de la société hindoue. Du reste, ses adversaires mêmes n’ont jamais contesté qu’il ne fût un homme exceptionnellement doué. Son grand tort, comme on le verra plus loin, a été de le croire et de le dire lui-même. — Sous son impulsion apparut bientôt dans cette église rationaliste une intensité de vie religieuse qui partout ailleurs semble être restée le monopole des sectes stimulées par une théologie miraculeuse. Les assemblées du Brahma Somaj devinrent plus fréquentes et mieux suivies ; nombre de visages nouveaux s’y montrèrent, attirés par la réputation du jeune prédicateur et retenus par le charme pénétrant de sa parole. Ce fut un véritable réveil, dont la première conséquence fut de donner aux membres de l’église brahmaïste l’énergie nécessaire pour rompre définitivement avec les pratiques de l’hindouisme.

Debendra-Nath-Tagore prêcha d’exemple au mois de juillet 1861, en célébrant le mariage de sa propre fille sans aucun des rites idolâtres sanctionnés par la tradition brahmane. L’année suivante, il faisait disparaître l’idole domestique qu’il avait tolérée jusque-là sous son toit, et, sur l’initiative de Keshub, il se dépouillait du cordon symbolique de la caste dans la célébration de l’office divin. Mais Keshub voulait aller plus loin encore dans cette voie, et, le jour où il fut élevé à la dignité de acharjya, comme ministre adjoint du Brahma Somaj de Calcutta, il oublia qu’il était un vaidya, de naissance et il vint dîner avec sa femme à la table de Debendra-Nath-Tagore, qui, dans la hiérarchie brahmane, n’était qu’un pirali. Or un brahmane peut s’associer à des individus de clans ou même de castes inférieures pour les entreprises et les objets les plus divers, mais on sait qu’il ne peut participer à leurs repas sans encourir une excommunication qui le met au ban de sa famille, le dépouille de ses biens et le chasse de sa maison. Vainement voudrait-il se rattacher au groupe dont le contact lui a fait perdre son rang : la naissance seule peut donner la caste. Il tombera donc, au-dessous même des soudras, dans cette tourbe de gens sans castes, outcasts, qui ne comptent plus dans la hiérarchie minutieuse de la société hindoue. Autrefois, c’est à peine si la moindre infraction, même involontaire, à l’étiquette des castes, pouvait se racheter au prix de