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rence, qui devient considérable lorsqu’il s’agit de centaines de millions, sur qui retombe-t-elle en définitive, si ce n’est sur la masse du public ? Comment concilier avec des procédés de travail plus coûteux, avec une exploitation plus onéreuse, les promesses de réductions de tarifs à l’aide desquelles on se flatte de populariser le plus dangereux, le plus décevant des systèmes ? Les chiffres sont inexorables. De deux choses l’une : ou l’on devra maintenir les tarifs qui existent, ou il faudra compenser les déficits inévitables d’une autre manière, par des augmentations de taxes. On peut tant qu’on voudra pallier la réalité en essayant d’émouvoir l’opinion contre ce qu’on appelle le pouvoir exorbitant des compagnies, contre un monopole qui exclut toute concurrence. Parce que l’état sera substitué aux compagnies, la concurrence en deviendra-t-elle plus facile ? Le monopole aura-t-il cessé d’exister ? Il sera au contraire plus lourd parce qu’il sera plus concentré, plus inévitable, et c’est justement ici que la question prend une signification des plus graves.

Ainsi voilà l’état descendant de sa sphère, étendant la main sur cette immense industrie et se faisant lui-même constructeur, administrateur, gérant direct de chemins de fer. Ce n’est donc pas assez que, déjà armé de tant de moyens d’action et de répression, l’état enlace le pays tout entier dans le vaste réseau d’une administration publique envahissante et dominatrice. Il deviendrait par le rachat l’entrepreneur universel des transports, le régulateur de la répartition de la richesse, des mouvemens du travail ; il serait l’arbitre des relations du commerce par ses tarifs, des salaires par ses chantiers, des révolutions d’intérêts par ses volontés. Il serait le maître unique sous toutes les formes et à toutes les heures. Jusqu’ici on est en face de compagnies puissantes, il est vrai, mais toujours responsables, et les tribunaux ont prouvé plus d’une fois, ils prouvent, chaque jour que cette responsabilité n’a rien d’illusoire. On resterait désormais en face d’une omnipotence anonyme, sans concurrence et sans recours, en face d’un monopole échappant par sa puissance même à toute responsabilité sérieuse, contradictoirement discutée. Imagine-t-on l’état obligé de paraître sans cesse devant les tribunaux, ayant à répondre d’un accident, d’un retard d’expédition, lui qui à l’heure qu’il est ne répond pas même d’une lettre perdue ou qui fixe de sa propre autorité la limite de ses garanties ? Ce n’est pas assez enfin qu’avec ses habitudes d’irresponsabilité et de prépotence, l’état ait déjà sous son commandement une innombrable légion de fonctionnaires ; à cette armée il ajouterait une armée supplémentaire de plus de deux cent mille nouveaux fonctionnaires. Il aurait une nouvelle feuille des bénéfices, et comme la politique se mêle à tout aujourd’hui, elle présiderait bientôt à la distribution de deux cent mille emplois, au déplacement des agens, elle déciderait de la nomination d’un simple chef de gare. Ces compagnies qu’on traite comme l’ennemi n’ont eu à consulter jusqu’ici, elles ne consultent réellement que le bien du service ; elles y