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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/539

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tout droit aux moyens les plus sûrs, qui sont, dans le gouverné, l’abandon de tout orgueil et de toute dignité, et dans le gouvernant, la complaisance pour tous les mauvais instincts du gouverné, l’une de ces deux choses servant à acheter l’autre. Il fallait s’emparer du mari par la femme et du maître par les valets ; il fallait surtout tenir les âmes faibles par leurs faiblesses et les âmes basses par leurs abaissemens. C’est là ce qu’on appelle l’esprit jésuitique, et ce que Pascal a combattu ; rien n’était plus sérieux ni plus légitime.

Il est vrai que la plupart des casuistes que Pascal a maltraités dans les Provinciales n’étaient pas des jésuites français et que plusieurs n’étaient pas du tout des jésuites. Il est certain que la casuistique, avec ses ridicules et ses scandales, existait et florissait avant qu’il y eût une société de Jésus. On peut aller, si on veut, plus loin encore, et dire qu’il y a eu du jésuitisme en tous lieux et en tout temps, et qu’il y en avait avant les jésuites. Mais ce qu’on appelle ainsi n’en est pas moins nommé justement de leur nom, parce qu’ils l’ont porté à sa perfection. Et il est juste qu’ils répondent de la casuistique, parce que nul ne s’en est servi comme eux ; parce que c’étaient eux et non pas d’autres, qui étaient en possession de gouverner par la casuistique les rois et les grands, et de conduire ainsi le train du monde.

Sainte-Beuve a d’ailleurs montré, dans une page pleine de sagacité et de finesse, comment les livres des casuistes n’ont servi qu’à donner une forme visible et palpable à un esprit que tout le monde sentait et que tout le monde détestait, mais qui en tant qu’esprit, dans ses mauvaises influences, pouvait être difficilement pris sur le fait et convaincu, si Pascal ne l’avait montré pour ainsi dire à la loupe dans les grossières imaginations des casuistes[1].

Quand Voltaire écrit : « Il ne s’agissait pas d’avoir raison ; il s’agissait de divertir le public, » Voltaire est plus que léger. Et qu’aurait-il dit, quand lui-même a été plus tard, pour ainsi parler, la

  1. Port-Royal, tome III, page 68. — Cet esprit est caractérisé d’une manière curieuse dans un passage d’un sermon du fameux petit père André, de l’ordre des augustins, mort en 1657. Hippolyte Rigault a cité ce passage (d’après Tallemant, t. VI, p. 52) dans son Étude sur Camus, évêque de Belley (Œuvres complètes de H. Rigault, t. IV, 1859, p. 145 :
    « Le christianisme est comme une grande salade ; les nations en sont les herbes, le sel les docteurs… et l’huile les bons pères jésuites. Y a-t-il rien de plus doux qu’un bon père jésuite ? Allez à confesse à un autre, il vous dira : Vous êtes damné si vous continuez. Un jésuite adoucira tout. Puis l’huile, pour peu qu’il en tombe sur un habit, s’y étend et fuit insensiblement une grande tache. Mettez un bon père jésuite dans une province, et elle en sera enfin toute pleine.
    Rigault cite au même endroit une page sérieuse et énergique de Camus lui-même, mort en 1652, sur les inquisitions et les intrigues des directeurs de conscience, et on peut bien croire qu’elle s’adresse surtout aux jésuites.