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condamné à Rome, et surtout si elle n’avait été arrêtée par les quatre premières Lettres, celles qui parlent théologie, et qui vont directement contre les bulles d’Innocent X et d’Alexandre.

Enfin un grand signe de la fortune des Provinciales, c’est que, quarante ans après qu’elles avaient paru, le père Daniel ne crut pas arriver trop tard pour essayer encore d’y faire une réponse, comme à un livre nouveau[1].

Revenons au temps où elles parurent. Quand on connut le nom de l’auteur (à quel moment précis, je ne puis le dire), il n’y en eut pas dès lors de plus éclatant. Plus tard, pour exprimer l’admiration que lui causaient les Pensées, Tillemont disait : « Ce dernier écrit a surpassé ce que j’attendais d’un esprit que je croyais le plus grand qui eût paru en notre siècle[2]. Les témoignages de Mme de Sévigné et ce qu’elle raconte de Boileau disputant contre un jésuite sur les Provinciales sont choses trop souvent citées pour que je les cite encore ; je me contente d’y renvoyer[3]. Voltaire dit tenir de l’évêque de Luçon, fils de Bussy, « qu’ayant demandé à M. de Meaux quel ouvrage il eût mieux aimé avoir fait s’il n’avait pas fait les siens, Bossuet lui répondit : « Les Lettres provinciales[4]. » Et Bossuet lui-même n’a-t-il pas dit, en propres termes, dans un petit écrit composé pour l’instruction du jeune cardinal de Bouillon : « J’estime les Lettres au provincial, dont quelques-unes ont beaucoup de force et de véhémence, et toutes une extrême délicatesse. » La Bruyère, voulant exprimer cette idée que la mort égale les esprits comme elle égale les conditions, écrivait qu’alors « l’âme d’Alain (qu’est-ce qu’Alain ? Est-ce celui de l’École des femmes, un esprit simple jusqu’à la bêtise ?) ne se distingue plus d’avec celles du grand Condé, de Richelieu, de Pascal. » Ce sont là les trois plus fortes têtes, en divers genres, qui lui viennent à la pensée[5].

Pascal étant mort en 1662, la postérité a commencé pour lui de

  1. Sur le livre du père Daniel, voir Port-Royal, tome III, pages 151 et 154 (et aussi, p. 64.)
  2. Port-Royal, t. III, p. 314.
  3. Lettre du 21 décembre 1689 et autres. Et surtout, Lettre du 15 janvier 1099. Il faut remarquer que les Provinciales datant alors de plus de trente ans, cela ôte au discours de Boileau ce qu’il aurait eu de blessant si on avait parle ainsi à un jésuite dans la première déroute de la société.
  4. Siècle de Louis XIV, chapitre XXXII.
  5. Caractères, de l’homme, 143. La phrase complète de La Bruyère est celle-ci : « Du grand Condé, de Richelieu, de Pascal et de Lingendes. » On est fort étonné de ce quatrième. Je crois, quant à moi, que Lingendes ici n’est qu’un chiffre, qui signifie Bossuet. La Bruyère ne pouvait nommer Bossuet, qui n’était pas mort, et pour lui garder la place en quelque sorte, il prenait le nom d’un vieil orateur de la chaire, Jean de Lingendes, connu par des oraisons funèbres, nom chargé seulement de faire entendre à qui il pensait ; je dis de le faire entendre à ceux qui ont des oreilles, suivant l’expression de l’Écriture. (Marc, IV, 23, etc.)