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mémoire a laissé une impression ineffaçable[1]. Je venais d’avoir seize ans ; pour la première fois je portais un habit, et on m’avait permis d’aller à une matinée dansante de l’assemblée de la noblesse, c’était un samedi de carnaval. Dehors il faisait très froid, 25 degrés (Réaumur), mais, dans mon traîneau et ma chaude pelisse, je ne songeais pas au froid. A l’heure indiquée, j’étais au bal, je dansai jusqu’à six heures, et de là j’allai dîner dans une famille de ma connaissance avec une personne pour qui j’avais une passion d’adolescent. Après le dîner, nous imaginâmes de danser de nouveau en petit cercle, puis vint le souper. Quand je regagnai la maison, il était trois ou quatre heures du matin. Le lendemain, naturellement je me levai tard, et lorsque je descendis, mon père et ma mère étaient à déjeuner. Ils me demandèrent ce que la veille j’avais fait de mon cocher ; — je ne m’en étais pas occupé. Ma mère me représenta avec vivacité toute la cruauté de ma conduite envers ce pauvre homme, que, par la plus forte gelée, j’avais tenu quinze heures sur son siège. Il faut croire qu’en me dépeignant ainsi, sans en avoir conscience, tout le sombre côté de ce lien servile qui faisait dépendre un homme du caprice d’un écervelé de seize ans, ma mère fut éloquente, car elle me fit une impression profonde. Depuis cette heure j’ai commencé dans ma jeune tête à rêver de l’émancipation, et cette pensée ne m’a plus quitté. Du reste, continuait Milutine, ma légèreté d’enfant n’a eu, grâce à Dieu, aucune suite fâcheuse pour notre pauvre cocher. Il m’a fait une visite ces derniers temps, et quoique de beaucoup mon aîné par l’âge, ajoutait avec un triste sourire Nicolas Alexèiévitch en regardant son bras droit paralysé, auprès de moi, il semble aujourd’hui un jeune homme. »

On voit l’influence qu’à l’époque de la vie où se forment les idées peuvent avoir sur une âme noble les leçons de la famille et des événemens en apparence sans importance. Milutine demeura toute sa vie sous cette première impression. Ce qui le distinguait de la plupart des démocrates de principe ou de tempérament, c’est que chez lui, loin d’être uniquement le fruit d’une théorie ou d’une doctrine abstraite, l’amour du peuple partait autant du cœur de l’homme que de l’esprit de système ou des calculs du politique. Milutine avait à cet égard une chaleur communicative et une foi convaincue qui lui donnaient un naturel ascendant sur autrui. L’affranchissement du peuple était pour lui comme une secrète vocation à laquelle toute sa vie il resta passionnément dévoué.

  1. Ce récit se rencontre dans une brochure publiée à Moscou en 1873, sous le titre : N.-A. Milutine, Nokrologi. L’exactitude nous en a été confirmés ; mais peut-être a-t-on exagéré l’importance de cet incident en le représentant comme ayant eu seul (à l’exclusion d’autres faits du même genre) une influence décisive sur Milutine.