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communication à Milutine[1]. À cette heure même et jusqu’au dernier moment, les partisans de la réforme n’étaient pas sans inquiétudes sur la promulgation de la charte nouvelle. Moins d’une semaine avant le jour, qui dans l’histoire marque à jamais l’ère de la liberté des paysans, le 13 février 1861, Milutine recevait de la grande-duchesse Hélène le singulier avis que voici :

« Je crois devoir vous prévenir que les gens de ma maison ont répété que, s’il n’y avait rien pour le 19, la tchern (la populace) viendrait devant le palais demander une solution. Il faudrait faire, je crois, quelque attention à ce bavardage : une démonstration serait funeste. »

Heureusement pour les promoteurs de l’émancipation, les sinistres rumeurs dénoncées par la grande-duchesse n’eurent pas lieu d’être suivies d’effet. Le 19 février, jour anniversaire de l’avènement de l’empereur, ne se passa point sans la proclamation de la charte d’affranchissement. Il est vrai qu’à la fin on ne négligea rien pour être prêt à la date fixée. Après avoir si longtemps procédé avec lenteur, on agit presque avec précipitation dans les dernières semaines. Au conseil de l’empire, qui sert de corps législatif, le statut d’émancipation ne fut guère soumis que pour la forme. Le sixième anniversaire de l’avènement d’Alexandre II au trône tint la promesse. faite à Moscou au couronnement. Le 19 février 1861, les paysans entendaient lire dans les églises le manifeste qui leur annonçait la bonne nouvelle. Après tant de luttes et d’anxiétés, la noble tâche était terminée. Malgré quelques concessions de détails, les Milutine, les Samarine, les Tcherkaski l’avaient emporté, mais ils devaient payer de leur crédit le triomphe de leurs idées.

L’achèvement de la réforme qui reste le premier titre de gloire du règne actuel allait être, pour ceux qui y avaient pris la principale part, le signal de la disgrâce. Quelques semaines à peine après la proclamation des lois qui leur avaient coûté tant de soucis, Lanskoï et Milutine devaient être congédiés, comme si, en acceptant leur œuvre, on eût voulu en rejeter la responsabilité et infliger une sorte de désaveu aux hommes qui en avaient pris l’initiative. Nous verrons comment et par quels ressorts s’est accomplie cette soudaine évolution de la politique impériale, et quelles en ont été les conséquences pour Milutine et pour sa patrie.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. « Le grand-duc vous demande de lui apporter le projet de manifeste, dimanche à deux heures et demie. » (Billet du 30 janvier 1861, écrit à Milutine par M. G…, sur l’ordre du grand-duc Constantin.