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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/650

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ne pouvait se résoudre à lui pardonner. Personnellement, il ne connaissait pas encore M. Thiers. Il n’avait pas eu la chance d’assister à ces causeries familières dont, plus que personne, malgré les désaccords, il aurait subi le charme indéfinissable. Il n’avait donc pas été à même de deviner, en 1861, à quel point, en dépit de quelques fantaisies d’esprit assez arriérées, avec un certain fond de scepticisme, quand le salut du pays n’était pas en jeu, et grâce à pas mal d’inconséquences dont il n’avait nulle conscience, M. Thiers, qui n’était libéral, ni de principe ni de tempérament, n’en représentait pas moins alors, mieux que qui que ce fût, comme l’événement l’a bien prouvé, et Dieu sait avec quel éclat, les aspirations un peu confuses, souvent presque contradictoires, de notre société moderne. Hostile comme il l’était par sa nature à toute autorité prédominante, on comprend que Lanfrey ait été tenté d’analyser une admiration qu’il reprochait à ses contemporains de ressentir sans oser la contrôler. « D’ordinaire, écrit-il dans sa mauvaise humeur, ce sont les esprits d’élite qui imposent leurs arrêts au grand nombre ; cette fois, c’est le grand nombre qui leur a fait la loi. Ils ont dû accepter ce favori de la foule et se courber en ceci, comme en toute chose, devant l’infaillibilité du suffrage universel. Aujourd’hui, quand paraît un nouveau volume de L’Histoire du consulat et de l’empire, toute la critique fait la génuflexion[1]. »

Certes, il n’est à propos de s’agenouiller devant aucune idole, mais il y a autant de mesure à garder dans le dénigrement que dans l’enthousiasme quand il s’agit de certaines figures qui, s’élevant sans contestation possible fort au-dessus du niveau commun, ont eu le don de parler à l’imagination de la foule. M. Thiers a été de ce nombre, et Lanfrey ne méconnaît-il pas étrangement les qualités les plus saillantes de l’œuvre du grand historien quand il affirme qu’elle manque de mouvement et de vie ? Rien de moins exact. Si, comme M. Thiers a pris soin de le déclarer lui-même, ce qui l’intéresse le plus vivement dans le spectacle des choses humaines, « c’est la quantité d’hommes, d’argent, de matière qui a été remuée ; » s’il est vrai qu’il se soit complu à entasser dans son récit une masse énorme de faits et de documens, d’exposés financiers et diplomatiques ; si ses descriptions de batailles sont parfois démesurément prolixes ; si l’on peut dire avec Lanfrey, qu’à force d’en exposer tous les détails, les affaires arrivent à lui « cacher l’humanité, » n’est-il pas injuste d’ajouter : « qu’il n’a pas compris le Mens agitat molem ? » La postérité sur laquelle M. Thiers avait raison de compter, quoi qu’en dise un peu étourdiment son critique

  1. Études et Portraits politiques.