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par-dessus le marché Virgile, Ovide et Horace. » Les langueurs de la littérature sont-elles compensées par la prospérité de l’industrie et du commerce ? Hélas ! on a essuyé beaucoup d’échecs, et l’Allemagne travaille aujourd’hui à se rouvrir les marchés lointains que son incurie lui avait fermés. Où a passé cette richesse qu’on avait rêvée ? La vie a partout renchéri, et les taxes indirectes s’accroissent de jour en jour sans qu’on voie, en dépit de promesses solennelles, diminuer l’impôt direct. Les cinq milliards n’ont été qu’un déjeuner de soleil. La maladresse des financiers a égalé l’effronterie des spéculateurs. M. Bruno Bauer a pris un malin plaisir à rappeler la superbe incartade d’un Neuchâtelois, professeur à l’université de Berlin et plus royaliste que le roi, lequel, en 1870, traitant les Français de Peaux-Rouges, se plaignait qu’on ne pût les exterminer et qu’il fallût se contenter de les bannir du commerce des peuples civilisés. Ce Neuchâtelois avait vu un grand homme devenir insolent, il s’imaginait qu’il suffit d’être insolent pour devenir un grand homme. « Si les insultes adressées à une nation à laquelle l’Allemagne a été redevable de tant de choses depuis le moyen âge autorisaient des représailles, nous aurions un mot à dire à ces Allemands qui se flattaient par leurs entreprises de régulariser d’office l’inondation des milliards. Nous pourrions leur représenter qu’en singeant les procédés de nations mieux douées et plus avancées en matière de finances, ils ressemblaient à ces potentats de la noire Afrique qui se coiffent fièrement du chapeau d’un capitaine anglais et pensent devenir des foudres de guerre en s’affublant de ses épaulettes. »

La plus cruelle déception a été le partage de ceux qui demandaient aux fées de fermer dans toute l’Europe le temple de Janus. Il était naturel d’imaginer que l’Allemagne victorieuse et toute-puissante serait en possession d’imposer la paix au reste du monde, qu’elle pouvait se dispenser désormais du soin de se garder. Dans une brochure publiée à Gotha, le docteur Karl Rohrbach avait annoncé que « la chute du grand trouble-fête européen aurait pour conséquence certaine le désarmement général, que les Allemands, délivrés de tout autre souci, allaient se consacrer tout entiers à la culture des biens spirituels, que leur seule occupation serait de purifier des scories étrangères qui s’y sont introduites leurs mœurs, leur langue et leur musique. » Évidemment le docteur Rohrbach n’a pas reçu du ciel le don de prophétie. L’Allemagne se plaint que, depuis 1870, rien n’est en progrès chez elle hormis son budget militaire, qui devient toujours plus onéreux, plus écrasant, véritable gouffre où s’engloutit son abondance. On lui répète sans cesse : « Nous n’avons pas encore assez de canons, ni assez de régimens ; saignez-vous aux quatre veines, ou nous ne répondons plus de votre sûreté. » Le Prussien, comme le remarque M. Bauer, est un homme d’une trempe toute particulière ; il a été élevé, dressé, façonné à une rude et sévère école. Ses maîtres lui ont enseigné qu’il appartenait corps