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des autres. Après les prodigieux succès qu’elle avait remportés, il était permis à l’Allemagne de croire que son hégémonie serait reconnue de tout le monde, que désormais tout plierait, tout serait souple, que l’Europe ne ferait rien sans s’assurer au préalable de son bon plaisir. Le 10 septembre 1872, une députation des pères conscrits de Berlin se présenta auprès du chancelier de l’empire allemand pour lui offrir la bourgeoisie d’humeur de la capitale de la Prusse. A ses remercîmens il joignit un avis au lecteur ; il déclara « qu’il n’aurait aucune objection à faire, si après les grands événemens qui venaient de s’accomplir, l’histoire du monde consentait à prendre quelque repos. » — Josué, fils de Noun, remarque à ce sujet M. Bruno Bauer qui a du goût pour les comparaisons bibliques, avait ordonné au soleil de s’arrêter sur Gabaon. et le soleil s’arrêta ; après Sedan M. de Bismarck a commandé à l’histoire de s’arrêter, mais l’histoire ne s’est point arrêtée. — Pour employer une comparaison plus triviale, la réponse de M. de Bismarck aux conseillers de Berlin pouvait se traduire ainsi : « Quand j’ai dîné, j’entends que personne ne s’avise plus d’avoir faim. » C’était selon toute apparence à la Russie qu’il en avait ; mais comme lui la Russie n’a pas besoin qu’on la réconcilie avec l’appétit et elle se croyait en droit de ne rien se refuser. Ainsi que le disait jadis un journal russe, M. de Bismarck s’était servi de l’amitié de l’Autriche pour écraser le Danemark, de l’amitié de la France pour écraser l’Autriche, de l’amitié de la Russie pour écraser la France ; mais comme il n’avait pas encore écrasé la Russie, la Russie n’a point écouté les avertissemens qu’il lui adressait, elle a donné libre carrière à ses appétits et à ses ambitions. L’Allemagne fut profondément étonnée et déçue quand éclata la guerre d’Orient ; M. de Moltke lui avait affirmé qu’elle était devenue l’arbitre de la paix et de la guerre et qu’il ne se tirerait plus en Europe un seul coup de canon sans sa permission. Faut-il croire que M. de Bismarck malgré toute sa bonne volonté, n’a pu empêcher les canons de parler, ou penserons-nous que, se fiant à son merveilleux génie de négociateur, il a vu sans déplaisir l’Europe s’engager dans de nouveaux imbroglios qu’il se réservait de débrouiller ? Ces grands joueurs d’échecs résistent difficilement à l’envie d’exercer leurs talens. La guerre d’Orient n’a pas apaisé l’ambition russe, elle l’a surexcitée, et avec les nationaux-libéraux et le centre catholique, la Russie est désormais le plus grand souci de M. de Bismarck.

M. Bruno Bauer tient pour démontré que tôt ou tard les astres se rencontreront, que le conflit éclatera. Dans cette lutte redoutable, lequel des deux empires aura le dernier mot ? Voilà, selon lui, la grande question. Il s’est souvenu de la vision du prophète Daniel, il a vu passer dans ses rêves cet animal terrible qui avait dix cornes et des dents de fer, et qui mangeait tout, brisait tout, foulant sous ses pieds les