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d’une parole entraînante ou l’audition de quelque chant passionné qui nous remue jusqu’aux entrailles, fut certainement un état permanent pour les générations florentines de 1400 à 1550.

A la fin du XIIIe siècle, quand Cimabuë, secouant le joug des byzantins, rejette la formule archaïque et peint son fameux Christ de Santa-Maria-Novella, les démonstrations sont publiques et générales : ce n’est pas une jouissance intellectuelle réservée à quelques-uns, une émotion permise à quelques esprits élevés qui devancent leur temps ; tout Florence est en fête, et dans ce Borgo-San-Pietro où l’artiste a son atelier, on voit affluer chaque jour les riches et les pauvres, les citadins et les contadini. Ils campent la nuit sur la place pour voir le chef-d’œuvre au jour levant, comme on va à un pèlerinage mystique, et la concurrence est telle que ce lointain quartier où le Cimabuë venait chercher le silence et le recueillement va changer de caractère et d’aspect et gardera le nom de Borgo-Allegri. Quand le roi Charles d’Anjou traverse la ville, on ne trouve pas de spectacle plus digne de lui que la vue de cette œuvre nouvelle, où l’artiste, brisant les liens des canons byzantins qui emprisonnaient la peinture dans un cercle étroit, et vouait les générations à l’imitation constante des devanciers, retourne par une inspiration subite aux sources éternelles, à l’étude de la nature.

Dante proscrit est mort dans l’exil sans doute, mais il a trouvé. des admirateurs parmi les princes de son temps ; il a eu, de son vivant, ses apothéoses, et quand il rend le dernier soupir dans la propre maison du petit-neveu de Françoise de Rimini, celui qui dépose sur son front le laurier des poètes en prononçant son oraison funèbre, c’est Guido Novello, le seigneur de Ravenne. Peu à peu, à mesure qu’on s’éloigne de cette figure poétique, on la voit prendre des proportions gigantesques, et la vénération qu’elle inspire se change en idolâtrie. « L’enthousiasme fut tel alors, écrit Francesco Sacchetti dans ses Nouvelles, qu’on vit un jour au Bigallo un passant enlever impunément d’un autel les cierges qui brûlaient devant le crucifix et les porter devant le buste du poète en s’écriant : Accepte cet hommage, tu en es plus digne encore que le Christ. »

Au moment où les études classiques reviennent en honneur, il se fait une singulière alliance entre l’idée religieuse moderne, la civilisation catholique, telle que nous la révèle l’Évangile, et l’ancienne civilisation païenne, rendue palpable par les chefs-d’œuvre de la sculpture venus des rives de la Grèce et par les manuscrits des auteurs anciens qu’on recherche avec avidité et qui sont multipliés par les copistes. On revêt les mystères chrétiens du costumé de l’idolâtrie païenne et on se passionne pour les doctrines des