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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/835

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grande œuvre était en soi-même un honneur pour toute la vie[1]. » Ni croix ni ruban ne pouvait rehausser une telle gloire. En fait de récompense officielle, tout ce qu’ils admettaient, c’était une simple médaille commémorative[2]. Cette noble fierté n’était peut-être pas l’unique motif des répugnances de ces généreux esprits. Les propriétaires qui avaient siégé dans le comité de rédaction étaient regardés par beaucoup de nobles de province comme des traîtres, des transfuges, des spoliateurs de la noblesse. Ils étaient naturellement accusés d’être vendus à ses ennemis. Pour ne donner aucune prise aux ineptes calomnies de ce genre, Tcherkasski, Samarine et les autres prétendaient repousser toute récompense ou gratification officielle, de quelque nature qu’elle fût[3].

Les efforts de la grande-duchesse et du ministère de l’intérieur ne purent détourner de leurs lèvres ce calice bureaucratique. On tint d’autant plus à leur conférer des ordres qu’ils protestaient plus vivement contre une telle faveur. Selon l’énergique expression de Milutine[4], « les vindicatives intentions de leur ancien président, le comte Panine, l’emportèrent. » Ils furent décorés malgré eux. Le prince Tcherkasski donna cours à son humeur dans sa correspondance[5] ; quant à Samarine, qui détestait tout ce qui était officiel, il renvoya au comte Panine la croix qui lui était décernée au nom de l’empereur. C’était là un acte d’irrévérente audace sans précédent, croyons-nous, en Russie.

Ce petit incident, insignifiant en lui-même, était une défaite pour le ministère de l’intérieur ; il coïncida avec la chute de Lanskoï et de Milutine. La situation équivoque faite à ce dernier pendant deux ans ne pouvait durer. La loi d’émancipation une fois promulguée, Nicolas Alexèiévitch ne pouvait longtemps demeurer au ministère avec le titre d’adjoint provisoire, auquel il ne s’était résigné jusque-là que pour participer à la grande réforme. Par malheur, les préventions qui en 1859 avaient empêché sa nomination définitive s’étaient plutôt fortifiées qu’amoindries pendant les deux ans de luttes du comité de rédaction. Les adversaires du nouveau statut,

  1. Lettre de Milutine à la grande-duchesse Hélène, du 16 février 1861.
  2. C’est ce que constatent plusieurs lettres de la grande-duchesse Hélène, du prince Tcherkasski et de Samarine.
  3. Je crois avoir trouvé la trace de cette préoccupation dans certaines lettres de Tcherkasski et de Samarine à Milutine.
  4. Lettre de Milutine à la grande-duchesse Hélène, 16 février 1861.
  5. Le prince écrivait à Milutine : « …. Quant à la croix, vous connaissez ma profession de foi, elle n’a pas changé et ainsi je n’ai pas besoin de la répéter. L’effort que cela me contraint à faire sur moi-même me coûte beaucoup, et quand je vous l’écris vous croyez à ma sincérité. J’entends et je connais les commentaires que cela va susciter, etc. » (Lettre du 7 mai 1861.)