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tous deux donné à la fraction libérale de la noblesse un exemple suivi par l’élite de leurs compatriotes. Ils avaient l’un et l’autre, chacun dans sa province, accepté les fastidieuses et absorbantes fonctions d’arbitres de paix, sorte de juges spéciaux, élus par la noblesse, pour procéder à la délicate liquidation du servage et trancher, d’après les nouveaux statuts, les différends des anciens serfs et des anciens seigneurs. Pour l’histoire comme pour Milutine, personne dans toute la Russie n’eût pu mieux décrire la soudaine révolution en train de s’accomplir pacifiquement d’un bout à l’autre de l’empire, que ces deux hommes qui, l’un aux bords du Volga, l’autre aux sources du Don, présidaient à l’exécution des lois qu’à Saint-Pétersbourg ils avaient eux-mêmes discutées et rédigées. Il y a dans toutes ces lettres un accent de sincérité, un abandon et une spontanéité qui ne sauraient se rencontrer à un pareil degré dans des écrits adressés au public. Aussi regrettons-nous que l’espace et la discrétion nous obligent à ne citer que quelques extraits des admirables lettres des deux amis.


Le prince Tcherkasski à Milutine,


« 7 mai 1861.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Dans les premiers temps, après la publication du manifeste, la société, la littérature et l’administration étaient tout entières à l’idylle. Je ne saurais vous dire combien me répugnait une disposition qui répondait si peu à la réalité ; cette circonstance a été en fait la raison pour laquelle je ne voulais pas prendre la plume. Maintenant commence à se manifester peu à peu, et malheureusement même assez vite, un penchant tout opposé, comme si, dans notre…[1] Russie, nous étions toujours condamnés à nous précipiter d’une extrémité à l’autre, sans jamais faire connaissance avec le juste milieu[2]. Aujourd’hui, semble-t-il, le mot d’ordre général est la peur, un abattement enfantin, des terreurs exagérées, en un mot la disposition d’esprit la plus lugubre, ce qui, autant que j’en puis juger par mon expérience personnelle, n’est pas moins faux et erroné que l’excès inverse et est au moins aussi dangereux. De péril réel, dans l’état actuel de la question des paysans, il n’y en a absolument pas ; il y a et il y aura encore beaucoup de troubles et de désordres

  1. Ici un mot illisible.
  2. S zolotoiou sredinoï, mot à mot le milieu doré, allusion sans doute à l’aurea mediocritas d’Horace.