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un air de hardiesse, de courage et de bonne humeur. Elles aiment leur état, elles aiment l’Opéra, elles aiment la danse ; leur métier est rude, mais elles l’adorent. C’est la grande vertu de ce petit monde. Il faut se lever avant le jour en hiver pour venir à huit heures à la leçon, et le soir, après le spectacle, regagner à pied, sous la pluie, dans la neige, Montmartre ou les Batignolles. L’omnibus coûte 6 sous et les appointemens sont minces… Pour les petites, 20 sous quand elles figurent le soir à l’Opéra… Puis, devenues grandes, elles entrent dans le second quadrille et gagnent de 7 à 900 francs par an. Après quoi, elles avancent lentement, méthodiquement, car la hiérarchie de la danse est aussi rigoureuse que la hiérarchie de l’armée, aussi hérissée d’examens, de concours et d’inspections. Du second quadrille on passe dans le premier, de 1,000 à 1,100 francs ; du premier quadrille dans les secondes coryphées, de 1,300 à 1,400 francs ; des secondes coryphées dans les premières, 1,500 francs. Enfin, après des.années et des années, petit sujet ! ., on devient petit sujet ! .. de 1,600 francs à 2,000 francs ; c’est la fortune ! c’est la gloire ! Voilà le rêve de ces bambines ! voilà ce qui leur aura coûté tant de larmes et tant de calottes ! »

Le professeur arrive, il met le violon à l’épaule ; il lève son archet. « Les gamines, gentiment, en deux coups de mains, font bouffer leurs jupes de mousseline, rajustent leurs ceintures, relèvent les boucles folles qui leur tombent sur les yeux. Elles se remettent, respirent, soufflent un peu ! .. Le violon a son langage pour les danseuses tout comme le clairon pour les hussards. Les quinze petites mains droites des quinze petites danseuses empoignent la barre d’en bas pendant que les quinze petites jambes vont se camper carrément d’un seul jet sur la barre d’en haut… Trémolo prolongé du violon, et sur ce trémolo elles restent accrochées à la barre, les têtes renversées, les poitrines bombées, les veines tendues… fin du trémolo. Les petits pieds retombent par terre, les petites mains lâchent la barre. Repos. » Le violon reprend sa chanson ; cette fois c’est la position contraire : la main gauche à la barre d’en bas, le pied droit à la barre d’en haut. Le professeur parle : « Allons… les genoux en dehors, les talons en avant, forcez sur le plié, forcez, forcez encore… » Les pauvres petites s’étirent, s’allongent, forcent sur le plié. Les positions changent chaque fois que change la mélopée jouée par le violon. Les voilà toutes tenant la barre de la main gauche et comme fichées en terre sur la pointe du pied gauche ; les jambes droites se mettent à battre les jambes gauches. Le violon va plus vite, et les petites jambes, elles aussi, vont plus vite, plus vite, marquant la mesure. Les corps sont légèrement renversés en arrière, et toutes les chevelures, brunes et blondes, pendent au hasard à tort et à travers. Que deviendront-elles, ces quinze gamines qui piochent en ce moment le sourire de la danseuse ? quel sera le résultat de toutes ces pirouettes et de tous ces ronds de jambe ? »