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l’urgence, Milutine savait ce qu’il faisait. Il ne voulait pas, comme il devait finir par y être contraint, s’user en vains efforts et en luttes inutiles ; s’il sentait sa force, il prétendait ne pas la gaspiller sans profit pour le bien de sa patrie. Il croyait qu’il n’y avait rien à faire pour lui à un instant où, selon la pittoresque et trop expressive image de son ami G. Samarine, la société et le gouvernement se débattaient tous deux dans une sorte de brouillard d’idées[1].

Ce n’étaient pas les offres officielles qui manquaient à Milutine. En janvier 1862, le grand-duc Constantin, esprit éclairé et libéral, qui appréciait hautement la valeur de Nicolas Alexèiévitch, lui faisait offrir, par l’entremise du ministre de l’instruction publique, M. G., d’entrer dans le comité récemment institué pour l’organisation des paysans de la couronne[2]. Aucune œuvre n’eût pu mieux aller au talent et au cœur de Milutine, passionnément soucieux des intérêts du moujik et du peuple. C’eût été une tâche analogue à celle qu’il avait remplie avec tant d’énergie dans les commissions de rédaction pour l’affranchissement des serfs ; mais il craignait d’y rencontrer des obstacles, des souffrances et des humiliations du même genre, sans être également dédommagé par l’importance de l’œuvre. Aussi déclinait-il les offres du frère de l’empereur, mettant comme d’habitude en avant sa fatigue mentale et corporelle. En fait, cette santé qu’il avait si peu ménagée au ministère de l’intérieur, et dont il devait se montrer encore si prodigue, n’était guère pour Milutine, malgré son trop réel besoin de repos, qu’un prétexte et l’occasion d’une défaite polie. Le vrai motif de son refus, si sérieuses ou séduisantes que fussent les propositions de ce genre, venait toujours de ce qu’il savait les influences hostiles à son nom prépondérantes à la cour, qu’il savait ne pas posséder la première condition du succès dans un gouvernement absolu : la confiance du maître. Ce doute, il l’exposait lui-même, non sans une pointe d’amère tristesse, dans sa réponse au ministre de l’instruction publique qui dans cette affaire avait servi d’intermédiaire entre le grand- duc et Milutine.


Lettre confidentielle de N. Milutine à M. G.


« Paris, 7/19 février 1862.

………………………

«  Du reste, si ma présence à Pétersbourg l’hiver prochain était réellement indispensable pour les affaires et s’il y avait possibilité

  1. Lettre de G. Samarine, août 1862.
  2. On sait qu’en Russie les paysans se divisent en deux classes principales, presque égales en nombre, les anciens serfs ou paysans des propriétaires et les paysans de la couronne ou des domaines.