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Telles étaient, à cette époque, les fantaisies du suffrage universel, et telles on les voit le plus souvent se manifester, avec des contrastes bien propres à étonner ses plus décidés partisans. La lutte engagée contre les procédés arbitraires de la délégation de Tours avait amené l’échec de Lanfrey dans les contrées qu’il avait habitées pendant toute sa jeunesse, où les services rendus à la cause libérale et sa réputation déjà acquise de polémiste et d’historien auraient pu le rendre populaire. Ce fut, au contraire, le retentissement du combat inégal soutenu loin d’elle par ce champion obstiné des libertés légales contre un pouvoir usurpateur qui détermina le choix de la ville de Marseille.

Arrivé à Bordeaux, Lanfrey fut presque surpris d’être rangé, au sein de l’assemblée constituante, parmi les représentans qui s’exprimaient avec le moins de vivacité sur le compte de l’homme écarté du pouvoir dont il n’avait pas hésité à dénoncer l’omnipotence au moment même où tant d’autres s’étaient courbés devant elle. C’est alors qu’avec sa rudesse de langage, il écrivait à un ami, à la date du 19 février 1871 :


… M. Gambetta est tellement discrédité (sauf auprès d’une minorité d’imbéciles), que je me trouve aujourd’hui parmi ses adversaires les plus modérés. M. Thiers a chargé un de ses amis de me dire que j’avais, en le démasquant, rendu un grand service, mais que j’avais dit tout au plus le dixième de la vérité. M. Jules Favre, Ernest Picard et une foule d’autres m’ont remercié d’avoir ouvert les yeux au pays et surtout à Paris, qui ignorait tout.


II

Lanfrey arrivait à l’assemblée constituante dans les conditions d’une indépendance absolue. Je n’entends pas seulement dire qu’il fût libre de tout engagement. Il avait de plus la chance assez rare de n’être personnellement l’obligé d’aucun parti. Il était même affranchi de ces liens qui résultent des paroles prononcées par le candidat devant ses électeurs. Il n’avait pas davantage eu besoin d’accepter les concessions réciproques qu’avec le scrutin de liste les personnes d’opinions un peu différentes sont tenues de se faire les unes aux autres, afin d’aider au succès commun. Républicain avéré et partisan bien connu des réformes les plus hardies, il avait été choisi par un collège où dominaient alors les tendances royalistes et conservatrices. Il n’avait pas eu de profession de foi à publier. Les remercîmens qu’après le succès il adressa aux électeurs