Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 42.djvu/214

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

disait, mais pour regarder jouer les autres. » Elle se passionnait pour ces dialogues de Platon, qu’elle trouvait divins, aussi bien que pour le traité un peu morose du pieux Abbadie. Elle avait le goût des lectures solides, les pères de l’église ne lui faisaient pas peur ; si elle savait le Tasse sur le bout du doigt, elle se délectait de Tacite et de Josèphe, et non-seulement elle lisait, mais, ce qui est plus rare, elle aimait à relire. Elle soutenait « que les petites choses font plus de mal que l’étude, et que la recherche de la vérité n’épuise pas tant une pauvre cervelle que tous les complimens et tous les riens. » Si Mariotte avait vécu dans son voisinage et qu’elle se fût fait expliquer par lui la loi de la compression des gaz, il est à présumer que ses grâces n’en auraient point souffert. Elle était femme à tout avaler et à tout digérer, sans que cela fît le moindre tort à l’abandon délicieux de son naturel, à sa belle et vive gaîté, à ce sourire qui traversera les siècles. Des grâces qui ne résistent pas à un peu de physique méritent-elles donc qu’on les regrette ?

Avec les grâces, c’en sera fait de l’innocence, allèguent encore les sceptiques et les timorés. Telle mère croirait ses filles à jamais perdues si elle leur permettait d’approfondir les mystères de la botanique ; elle frémit en songeant aux redoutables horizons que cette science immorale, corruptrice peut ouvrir à leurs jeunes imaginations. Ne faudrait-il pas qu’elles eussent toute honte bue pour apprendre sans rougir qu’une plante a un sexe ou que même elle en a deux ? Nous ne pensons pas, quant à nous, que la botanique soit une étude si pernicieuse, et surtout nous tenons qu’il faut renoncer à sauver la pudeur des femmes par. l’ignorance. Elles ont fait leur temps, ces ingénues, ces Agnès rougissantes, qui avaient peur du loup sans l’avoir jamais vu, et qui, pour n’être pas mangées, se cramponnaient à la jupe de leur mère ou de leur gouvernante. Pour rien au monde on n’eût souffert qu’elles missent les pieds dans un musée ; livres, revues, journaux, on écartait soigneusement de leurs yeux tout ce qui aurait pu en ternir la virginale pureté ; Florian même était suspect, et pourtant le diable n’y perdait rien. Dans le secret de leur cœur, ces innocences étaient souvent fort dégourdies. Quel caquet ! et comme on s’en donnait à huis-clos !

Il est facile de mettre sur la scène certains travers des jeunes Américaines, de tourner en caricature les libertés parfois exagérées de leurs allures, de leurs opinions ou de leur langage. Toutefois, il y a bien des années déjà, Tocqueville avait signalé l’inconséquence que nous commettons en donnant aux femmes une éducation timide, retirée, presque claustrale, comme au temps de l’aristocratie, et en les abandonnant ensuite sans guide et sans secours au milieu des désordres inséparables d’une société démocratique. Il avait remarqué que les Américains sont mieux d’accord avec eux-mêmes. Il les approuvait d’avoir vu qu’au sein d’une démocratie, il est impossible de comprimer tout à fait