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rapporté à l’auteur du Consulat et de l’Empire que Lanfrey avait cru découvrir je ne sais quelle erreur de géographie dans le récit des opérations de la guerre d’Espagne. M. Thiers s’échauffant de plus en plus et s’adressant toujours directement à lui, Lanfrey finit par se lever et, le saluant profondément, quitta le salon avec l’intention de ne plus revenir aux dîners du dimanche. Ceci se passait six semaines environ avant que la vie de Lanfrey eût été mise en danger par la terrible maladie dont il avait contracté le germe au retour du second voyage qu’il fit en Italie pendant l’automne de 1876. Ces petites brouilles insignifiantes n’avaient d’ailleurs aucune durée. C’était ordinairement le conciliant M. Roger (du Nord) qui était chargé de la mission, toujours facile, de ramener Lanfrey chez M. Thiers. Leur liaison demeurait, à travers ces légers nuages, foncièrement cordiale, ainsi qu’en témoignent les lignes suivantes :


… Je viens de causer avec M. Thiers, il m’a paru fatigué. Il m’a parlé des événemens présens sans aigreur, mais avec un peu de découragement. Ce qu’il m’a dit m’a montré la bonté de son cœur. J’ai été profondément ému en écoutant ce vieillard attristé par tant d’ingratitude. Il s’en est aperçu, car en me quittant, il m’a serré fortement la main à deux reprises, comme quelqu’un qui vous dit : « Allons, vous me comprenez. »


Quelques mois plus tard, alors qu’il était encore plein de vie, quand rien ne faisait prévoir qu’il précéderait Lanfrey dans la tombe, M. Thiers allait lui rendre visite au moment où les médecins le faisaient partir en toute hâte pour les chaudes régions du Midi. Au moment de la séparation, frappé de la pâleur de Lanfrey, lui serrant cette fois encore les mains à deux reprises, et sans doute pour ne pas laisser voir les appréhensions dont il ne pouvait se défendre : « Revenez-nous bientôt et revenez-nous guéri, lui dit M. Thiers, car nous avons besoin de votre bonne tête. » N’y a-t-il pas quelque chose de touchant dans ces témoignages de sympathie échangés si peu de temps avant leur mort entre deux hommes d’un caractère si différent, longtemps en complet désaccord, l’un encore si jeune d’années, sinon de forces, l’autre penchant vers le déclin de sa vie, mais tous deux fatigués de la politique et ressentant presque en même temps la première atteinte de ces tristes découragemens qui, pour les hommes publics, sont bien souvent les funestes avant-coureurs d’une fin prochaine ?

La première pensée de Lanfrey, car dès le début il ne se fit aucune illusion sur son mal, avait été d’aller mourir à l’écart et isolé, comme il avait vécu. Mais des amis veillaient sur lui. De