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il n’y avait pas une pierre jetée à l’eau qui ne coûtât la vie à quelque soldat. La chaussée de Richelieu n’a pas exigé, pendant les treize mois qu’employa le siège de la Rochelle, de moindres sacrifices, et n’avons-nous pas vu nous-mêmes, devant Sébastopol, des têtes de sape emportées deux ou trois fois de suite avec les intrépides travailleurs qui essayaient d’y assujettir leur gabion ? Le dernier mot n’en restait pas moins aux martyrs du devoir professionnel ; il se rencontrait toujours quelque sapeur dévoué pour venir prendre la place du héros sans nom que le boulet venait d’enlever. Le jour où l’on cesserait d’avoir de tels hommes, il faudrait se résigner à obéir aux peuples qui en auraient conservé, car il ne serait plus possible de lutter contre eux. Voilà ce que les plus fervens amis de la paix doivent se répéter tous les jours, si l’amour de la paix n’a pas diminué leur horreur de la servitude. Les soldats macédoniens ne montraient pas moins de persévérance que leur roi. Ni les ouvriers, ni le bois, d’ailleurs, ne manquaient. On avait non-seulement dressé des machines sur le môle ; on en avait aussi placé sur les navires de charge amenés de Sidon, sur les trières mêmes que leur marche inférieure rendait impropres à figurer en ligne. Les batteries du môle rencontraient prêtes à leur répondre d’autres batteries qui les dominaient, les béliers flottans étaient tenus à l’écart des murailles par les enrochemens qui protégeaient le pied des remparts : Alexandre donna l’ordre de nettoyer le fond et l’on vit bientôt les trières occupées à draguer ces énormes blocs que les efforts réunis de deux chiourmes réussissaient à peine à ébranler. Qui se résout à faire un siège doit s’armer de patience ; la patience même ici ne suffisait pas, il fallait, en outre, faire une singulière dépense d’industrie. Les assiégeans en déployaient beaucoup, la ville assiégée ne leur en opposait pas moins. Les Tyriens disposaient d’une multitude de barques ; ils couvraient ces bateaux d’un pont volant, incliné des deux côtés comme un toit ; se mettant ainsi à l’abri des traits, ils se laissaient tomber à l’improviste sur les câbles des batteries flottantes. D’un coup de faux les amarres se trouvaient tranchées, et les galères, avec leurs machines, s’en allaient en dérive ; avant que d’autres galères pussent les prendre à la remorque, le vent les avait jetées à la côte. Alexandre eut l’ingénieuse idée de défendre ses câbles par des triacontères également pontées et placées en avant des batteries en guise de chevaux de frise. Les Tyriens ne se donnèrent pas pour battus ; ils envoyèrent des plongeurs couper les amarres sous l’eau. N’oublions pas que nous sommes dans le pays des pêcheurs d’éponges : quand on a pris dès l’enfance l’habitude de retenir son haleine pour aller toucher le fond à plus de quarante brasses au-dessous de la