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Ce que Milutine entendait dire autour de lui était également peu fait pour le décider. Ses amis et l’opinion publique elle-même étaient fort partagés à cet égard. Parmi ses amis ou ses partisans, le plus grand nombre était au désespoir ; ils craignaient pour son avenir, pour ses jours même. Beaucoup ne voulaient voir dans toute cette affaire qu’une intrigue de cour, une combinaison machiavélique pour éloigner Milutine de la capitale et du centre des affaires : à leurs yeux, on ne voulait l’envoyer en Pologne que pour se débarrasser de lui en Russie, pour le compromettre vis-à-vis des libéraux et l’ensevelir dans un pays où tous les fonctionnaires russes laissaient fatalement leur réputation, leur popularité ou leur vie. D’après eux, Milutine devait à tout prix se réserver pour la Russie, où tant de réformes étaient en suspens, où ses connaissances et son énergie devaient trouver un champ plus vaste et plus sûr.

Il y avait dans ces vues une part de vérité, et tel semble avoir été au fond le sentiment personnel de Milutine. A tout prendre, la Russie aurait gagné à garder pour elle-même, pour ses réformes intérieures, l’infatigable travailleur qui allait s’user et se tuer pour elle en Pologne. En général cependant, l’opinion publique se montrait favorable au choix du. souverain. On y trouvait une profonde sagesse et le gage d’une pacification prochaine. La gravité des affaires de Pologne, les périls qu’elle suscitait au dehors frappaient tous les yeux et les détournaient momentanément des grands problèmes du dedans. La Pologne était le principal souci, la principale difficulté de l’empire : il semblait naturel d’y employer les talens et l’énergie d’un homme dont personne ne contestait la valeur. Telles étaient les vues du plus grand nombre, et dans ce mouvement la société était sincère comme l’empereur, tandis que certains hommes politiques trouvaient peut-être leur compte personnel à expédier au poste le plus périlleux un ancien rival et un compétiteur redouté pour l’avenir. Amis et adversaires de Milutine pouvaient ainsi, pour des raisons opposées, se trouver un moment réunis dans la même opinion.

Un jour de cette triste semaine où il devait définitivement faire son choix, Milutine avait à dîner chez lui le prince Dmitri O., l’ami qui, en 1861, avait refusé de lui enlever le poste d’adjoint du ministre de l’intérieur. Le prince cherchait à remonter Nicolas Alexèiévitch et lui assurait que, s’il était nommé en Pologne, il y serait soutenu par l’opinion et secondé par les meilleurs patriotes. Milutine en doutait, la besogne lui paraissait trop ingrate. « Et qui donc, demandait-il, consentirait à me suivre ? — En premier lieu, répondit le prince, Samarine et Tcherkasski. » À ces deux noms, la