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III

Le sort en était jeté ; malgré sa répugnance et ses efforts, Nicolas Aiexèiévitch restait seul à l’improviste en face de l’insoluble problème polonais. Dès qu’il ne vit plus d’issue par où se dérober, Milutine regarda avec fermeté autour de lui et envisagea la situation avec un mâle sang-froid. Pour grandes qu’elles fussent, un homme de sa trempe ne pouvait longtemps rester affaissé en présence des difficultés. Incertitude, découragement, défaillance, se dissipèrent comme par enchantement. Il recouvra le calme, mais avec une ombre de mélancolie que rien ne devait plus effacer de son front.

Une fois résigné à se mettre à l’œuvre, il se plongea tout entier dans l’étude des affaires polonaises. Il commença par s’entourer de tous les livres, brochures, traités, mémoires, de tous les documens imprimés ou manuscrits, publics ou secrets, touchant cette terre pour lui inconnue, où il était jeté subitement sans guide et dont le sort semblait remis entre ses mains. Son cabinet se remplit de polonica de tout genre, de toute tendance, de toute langue. Ouvrages russes, français, allemands, sur l’histoire, la législation, l’économie politique, l’administration, les. finances, la religion, spécialement sur les classes rurales, il ramassa tout ce qu’il put découvrir de livres concernant la Pologne, la Galicie, la Posnanie, s’adressant à Samarine et à ses amis pour recevoir d’eux des listes d’ouvrages, Usant et annotant le jour et la nuit. On représente d’ordinaire N. Milutine comme partant en Pologne à l’improviste, avec un programme préconçu et un système entièrement arrêté d’avance, sans souci des usages et des coutumes du pays, décidé à le pétrir et à le modeler à la russe, comme une terre inerte et informe. C’est là une opinion, en paru, au moins, erronée. Les lettres de Milutine en font foi[1]. Loin d’envisager la Pologne comme une

  1. Voici par exemple ce qu’il écrivait en 1883, dans sa lettre au chef de la IIIe section, prince V. Dolgorouki, qui lui servait d’intermédiaire près de l’empereur à Livadia : « Conformément à l’ordre de Sa Majesté, je me suis livré aux travaux préliminaires pour ma commission dans le royaume de Pologne. La position des classes rurales y est si différente de ce qu’elle est en Russie que l’examen de la législation actuelle, dans ses liens avec l’histoire et la situation politique du moment ; présente à lui seul de grandes difficultés… Avant de partir, il m’a donc paru indispensable de donner quelque temps à l’étude des matériaux et documens qui sont à ma portée ici (au ministère de Pologne et ailleurs), de me faire une idée mette, en théorie du moins, de ce que doit être la position du paysan polonais de jure, pour examiner ensuite sur place ce qu’elle est de facto, au point de vue économique et administratif. » « Lettre du 16 septembre 1863, traduite sur le brouillon.)