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qui ait jamais existé : » je ne serais pas éloigné de croire qu’il eut raison de voir dans Iphigénie le chef-d’œuvre de notre théâtre tragique. Nous avons pu constater, l’autre soir, quelle singulière vivacité d’intérêt soutenait à la scène la tragédie de Racine, et portait toujours l’attention, en dépit du jeu, très faible et très mal réglé, des interprètes.

Ce qui leur manque, hommes et femmes, ce n’est pas la bonne volonté, ce ne sont pas les qualités individuelles, ce n’est pas le talent, ce n’est pas même enfin le respect de ce qu’ils jouent : c’en est décidément l’intelligence. Ils admirent peut-être Racine : je ne crois pas qu’ils le comprennent, car s’ils le comprenaient, évidemment ils ne joueraient pas Iphigénie comme ils la jouent, chacun en quelque sorte pour son compte, avec ses intonations et ses gestes à lui, sans souci de l’ensemble et sans préoccupation du caractère de l’œuvre. L’œuvre 1 qui n’est peut-être plus admirable par aucune de ses autres beautés que par l’art prodigieux avec lequel tous les personnages, — Agamemnon, Achille, Ulysse, Clytemnestre, Eriphile, Iphigénie, — sont liés entre eux, et par chacune de leurs paroles ou de leurs impressions réagissent aussitôt chacun sur les impressions et les paroles de tous les autres. « Vous n’avez pas vu le secret de cette boîte-là, » disait Diderot à Sophie. Le mot est vulgaire, mais l’idée profonde. Allez entendre, et relisez, cette incomparable scène du troisième acte, où le vers d’Arcas :


Il l’attend à l’autel pour la sacrifier,


soulevant à la fois la colère d’Achille, fixant les soupçons de Clytemnestre, dépassant soudain toutes les inquiétudes et les terreurs d’Iphigénie, comblant enfin les vœux et le secret espoir d’Ériphile, frappe l’un des plus beaux coups qu’il y ait au théâtre, et vous comprendrez ce que Diderot voulait dire. Ainsi de la tragédie tout entière. Nul n’y prononce un vers, ou seulement un hémistiche, qui ne retentisse dans tous les cœurs et qui, ne fasse avancer l’intrigue vers son dénoûment, non point, comme trop souvent, par des moyens extérieurs et des interventions du dehors, mais par une modification psychologique des sentimens en lutte et des intérêts en conflit. Ils sont là, tous ensemble, comme enfermés dans un cercle magique. Impossible d’y rester, impossible d’en sortir. Il faut une victime aux dieux. Et pour qu’ils l’aient, — il faut que la menace suspendue par les oracles sur la tête d’Iphigénie passe sur la tête d’Ériphile. Et pour qu’elle y passe, — il faut que ce soit Eriphile elle-même qui l’attire. Et pour qu’elle fasse les mouvemens qui l’attirent, — il faut qu’elle aime Achille, mais qu’Achille aime Iphigénie. Et pour qu’Achille, au nom de cet amour, soit prêt à défendre et sauver Iphigénie par le glaive, — il faut que Clytemnestre elle-même, à genoux, l’en ait supplié. Et pour que Clytemnestre l’ait osé faire, — il faut qu’Agamemnon soit inébranlable dans la cruelle résolution d’immoler sa fille. Et pour