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radicale, avec moins de ménagemens pour les droits ou les intérêts des hautes classes, la noblesse propriétaire de Pologne s’étant par ses sympathies pour les rebelles privée de l’appui en partie prêté dans les hautes sphères à la noblesse russe.

En Pologne et en Russie, Milutine et ses amis devaient dans des circonstances diverses faire au fond une œuvre analogue. Envisagées de cette façon, du point de vue des paysans et des lois agraires, toute la conduite et la carrière administrative de Milutine se montrent empreintes d’une singulière unité. Dans ces inextricables affaires polonaises, si étrangères à ses études et à ses goûts, Nicolas Alexèiévitch avait découvert un point conforme à ses instincts, une tâche semblable à celle qu’il avait accomplie en Russie, et il s’y était attaché avec passion. C’était une autre et nouvelle émancipation que ses amis et lui prétendaient achever aux bords de la Vistule, en dotant de terres le paysan polonais, comme naguère le moujik russe, car à leurs yeux il n’y avait pas pour le paysan d’émancipation réelle sans dotation territoriale.

Trois ans plus tôt, l’empereur Alexandre II lui-même, présentant au conseil de l’empire les statuts d’émancipation élaborés par le comité de rédaction, avait solennellement regretté que, dans le royaume de Pologne comme dans les provinces Baltiques, l’ancien serf eût été affranchi sans recevoir en propriété une partie du sol qu’il cultivait[1]. Pour Milutine et pour ses amis, l’insurrection polonaise fournissait une occasion de faire disparaître cette fâcheuse anomalie, une occasion d’appliquer au royaume les mesures législatives et les combinaisons économiques destinées à préserver l’empire des tsars de la formation d’un prolétariat, ce qui, aux yeux de la plupart des Russes, est la grande plaie des sociétés occidentales et le grand péril des états modernes.

Il est naturellement permis de différer de vue sur ces principes, de n’avoir pas une foi entière dans l’efficacité absolue de ces maximes slaves sur la diffusion de la propriété territoriale. Il est surtout permis de discuter la valeur des procédés employés en Russie ou en Pologne pour mettre ces principes en œuvre. Ce sont là des questions que nous avons plus d’une fois touchées ici même[2] et sur lesquelles nous ne voulons pas revenir aujourd’hui. Ce que nous devons rappeler, c’est ce qu’on a trop souvent oublié en Europe, c’est que, bonnes ou mauvaises, légitimes ou illicites, les maximes et les mesures appliquées par le

  1. Discours de l’empereur dans l’hiver de 1860-61.
  2. Voyez particulièrement, dans la Revue du 1er août, du 15 novembre 1876 et de 15 août 1877 nos études sur l’Émancipation des serfs et sur la Commune russe, et, dans la Revue du 1er mars 1879, l’étude intitulée le Socialisme agraire et le Régime de la propriété en Europe.