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c’était surtout, qu’instruits par le souvenir des tracas de l’émancipation, ils craignaient, en faisant connaître d’avance leur programme, de le livrer en pâture à la critique, au mauvais vouloir et à la cabale. A leurs yeux, le meilleur moyen de dérouter les intrigues de Pétersbourg et de Varsovie, c’était de garder le secret sur leurs projets, de les envelopper de mystère pour ne les révéler qu’à l’empereur, dont ils espéraient enlever rapidement l’approbation.

Une pareille tactique ne pouvait être du goût ni des hauts fonctionnaires ni des amis de Milutine, qui, les uns par leur position, les autres par leur amitié, s’imaginaient avoir des titres à tout savoir. Aussi cette consigne de silence, observée envers tous, mécontenta-t-elle plusieurs hauts personnages tels que le prince D., chef de la police politique (IIIe section), qui, par métier, croyait avoir droit à pénétrer tous les secrets. Grâce à lui en partie, ce fut même entre Milutine et la grande-duchesse Hélène l’occasion d’un refroidissement passager. La grande-duchesse, après avoir invité tour à tour Milutine, Tcherkasski et Samarine, après les avoir pour ainsi dire confessés chacun à part et tous ensemble, s’étonnait de n’obtenir d’eux que de brillantes impressions de voyage et de lugubres peintures de la situation du royaume sans aucun éclaircissement sur leurs projets futurs. Elle finit même par s’en montrer piquée et par dire un jour à Milutine qu’autour d’elle on ne voulait pas croire qu’elle fût aussi ignorante que les autres, et qu’après tout ce qu’elle avait fait pour lui, elle pût lui inspirer une telle défiance. Heureusement pour Nicolas Alexèiévitch et ses amis, le retour de l’empereur vint au bout de quelques jours mettre fin à cette fausse situation.

L’événement montra que la prudence de Milutine n’avait pas été une précaution inutile. Il trouva tout avantage à traiter directement l’affaire avec le souverain, qui n’avait pas eu le temps d’être prévenu. L’empereur, après un long entretien, donna son entière approbation aux plans de l’homme qu’il avait envoyé en Pologne de sa propre initiative ; mais, selon l’usage russe, Alexandre II décida de remettre l’examen des propositions de ses commissaires à un comité spécial, formé pour la plus grande partie des chefs des divers ministères. Voici comment, dans une lettre confidentielle envoyée comme d’habitude en dehors de la poste, Milutine rendait compte de l’audience impériale au prince Tcherkasski, qui avec Samarine venait de repartir pour Moscou.