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vrai bureaucrate de profession, Tcherkasski et Samarine, qui l’un et l’autre n’avaient jamais passé que fort peu de temps au service[1], semblaient des intrus dans une assemblée composée de ministres décorés des plus hauts grades civils du tableau des rangs. Dans le monde du tchinovnisme et dans les bureaux des ministères ; on s’étonnait, on se scandalisait à l’occasion de la présence de ces deux amateurs, « de ces deux dilettanti de la politique ou de l’administration » dans un pareil conseil. Leur entrée apparente aux affaires par cette porte dérobée accroissait naturellement les susceptibilités et les jalousies de leurs collègues les ministres, qui dans ces hommes éloquens et entreprenans, demeurés aux degrés inférieurs du tableau des rangs, entrevoyaient, non sans dépit, de redoutables concurrens pour l’avenir. Par un phénomène tout à fait nouveau en Russie, on soupçonnait en Milutine et en ses amis des chefs de parti, on sentait qu’il y avait en eux l’étoffe. d’un nouveau gouvernement, d’une nouvelle combinaison politique appuyée par une fraction considérable de l’opinion. Cette considération n’était pas faite pour valoir aux trois amis les sympathies du monde officiel.

Les mois de janvier et de février 1864 furent employés à l’examen et à la discussion dans le comité des projets rapportés de Varsovie par le triumvirat. Cela ne se passa pas sans lutte. Si l’empereur se montrait ouvertement favorable aux projets de ses commissaires, la majorité des ministres y était plus ou moins hostile ; et par modération naturelle, par antipathie pour les procédés brusques et d’allures violentes, même dans les questions qui exigeaient une solution immédiate, peut-être aussi par désir de ménager les opinions qui se faisaient jour autour de lui, l’empereur laissait au comité le soin d’approuver ou de modifier les réformes à introduire dans le royaume.

Le programme des trois amis, accueilli avec enthousiasme par la presse nationale de Moscou, qui en devinait l’esprit avant d’en connaître le contenu, rencontrait une vive opposition tant au sein du comité que dans la société pétersbourgeoise. On attaquait à la fois et les tendances et les mesures recommandées par les trois amis. Milutine avait contre lui ce qu’il appelait, non sans quelque dédain, le libéralisme de salon, ou le libéralisme de collège, et en outre les penchans aristocratiques naturellement favorables à la noblesse polonaise et naturellement opposés à toute loi agraire. Par un de ces reviremens si fréquens en Russie, la Pologne, qui, quelques mois plus tôt, ne trouvait de défenseurs « que parmi les enragés

  1. Tcherkasski n’avait même jamais occupé que des fonctions électives.