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locaux du pouvoir central, il s’est formé une hiérarchie de comités reliés entre eux et aboutissant au député, devenu non seulement le maître de l’arrondissement, mais le tout-puissant protecteur auquel parviennent les sollicitations comme les délations des électeurs. Malheur au tribunal qui, sur la réquisition de quelque imprudent substitut, a condamné un colporteur pendant la période du 16 mai ! Depuis trois ans, le colporteur est amnistié, et c’était justice, mais pour les juges, point d’amnistie ! Ce n’est pas assez que le parquet ait porté la peine de ses poursuites inconsidérées. Le député est devenu l’adversaire acharné du président et des deux juges : il les suivra dans leur carrière, à quelque extrémité du territoire qu’ils aient été envoyés ; s’il échoue dans ses sollicitations haineuses, il ameutera contre eux ses collègues des arrondissemens étrangers. Entre eux et lui, c’est un duel à mort. Aussi est-ce le député qui a imaginé de suspendre l’inamovibilité à la veille des élections pour donner cours à sa vengeance au moment le plus utile.

Aux périls dont la magistrature était assaillie s’est ajoutée depuis six mois une crise nouvelle. Les fameux décrets du 29 mars n’étaient dirigés que contre les religieux ; les événemens leur ont donné une double portée, et leurs auteurs ont bien vite compris qu’ils avaient en main un bélier qui pouvait du même coup enfoncer les portes des couvens et celles des prétoires. Les lois dont ils prétendaient user leur offraient deux voies à suivre : ou bien dresser des procès-verbaux de contravention et saisir partout la justice afin de faire juger la question de droit, ce qui, en toute nation civilisée, est la seule issue d’un conflit légal, — ou bien agir de haute lutte comme en pays conquis, en ne recourant qu’à la force, sans se soucier des tribunaux. Ils choisirent ce dernier parti. Dès les premiers jours de juillet, les religieux expulsés par la violence s’adressèrent à la justice de leur pays. L’empire, lui aussi, avait commis des actes de haute police pour lesquels il avait dénié tout recours : c’est d’alors que datait une jurisprudence contre laquelle tous les esprits libéraux avaient protesté. Le barreau se montra non moins ému de notre temps. Quelques noms avaient, il est vrai, changé de camp ; mais la masse demeura fidèle au droit violé. Quinze cents avocats, et à leur tête des jurisconsultes étrangers à la politique, tels que M. Demolombe et M. Rousse, soutinrent qu’en notre pays les lois ne consacraient pas plus au profit du gouvernement républicain qu’au profit de l’empire un pouvoir arbitraire, et les magistrats déclarèrent en plus de vingt tribunaux que nul ne pouvait enlever à leur compétence la connaissance des questions de propriété, de liberté individuelle et de sanction du domicile. Le tribunal de la Seine avait-il fait autre chose, au lendemain du coup d’état, quand il refusa d’incliner sa compétence