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énergiques remontrances, aux plus fâcheux accidens, aux plus cruelles déconvenues. L’homme qui, en matière de politique, a des principes absolus dont il ne démord point, l’homme qui ne prend pas conseil des circonstances et qui refuse de compter avec les faits, est destiné à voir avorter tristement ses desseins et à finir ses jours en solitaire. Il est vrai que son orgueil s’en trouve bien, car la solitude a sa grandeur, et c’est faire figure que d’appartenir à la confrérie des immuables. Quelqu’un prétendait qu’il n’y a que Dieu et les sots qui ne changent pas, il faut y ajouter les intransigeans et les révolutionnaires.

Personne ne mérite mieux de figurer dans la confrérie des immuables que le Magyar Louis Kossuth ; ses mémoires ou plutôt ses fragmens de mémoires, dont il vient de publier le premier volume, en font foi[1]. C’est un homme fort remarquable que Louis Kossuth. Il a prouvé dans de tragiques circonstances qu’au don d’enflammer les multitudes par son éloquente parole il joignait la volonté, la résolution, l’audace, le génie de l’organisation, qui met de l’ordre dans le désordre, l’art d’inspirer la confiance aux hommes et même aux capitaux, lesquels sont plus circonspects que les hommes, enfin toutes les qualités qui font les grands tribuns et les habiles entrepreneurs politiques. Son nom demeurera à jamais attaché à une grande aventure, à cette mémorable insurrection de la Hongrie, où tant de sang fut répandu, où tant d’héroïsme fut dépensé, et que l’Autriche se sentit impuissante à réduire. Pour en venir à bout, elle dut réclamer l’assistance de l’empereur Nicolas, qui s’empressa de lui prêter son épée.

La fortune avait prononcé, la capitulation de Vilagos fut signée, et le gouverneur révolutionnaire de la Hongrie dut s’enfuir. Avant de franchir la frontière de son pays qu’il quittait pour toujours, il se prosterna en pleurant, il baisa ce sol qui se dérobait sous ses pas, il ramassa dans le creux de sa main un peu de cette poussière, pour qu’elle l’accompagnât dans son exil. Un officier turc le salua respectueusement, en prononçant le nom d’Allah, et le conduisit à un grabat qu’on lui avait préparé. — « Je me tenais là, nous dit-il, plongé dans une sombre tristesse, au bord de ce Danube devenu étranger pour moi, et aux ondes duquel se mêlait, venant d’amont, un brouillard qui tombait en pluie, un brouillard fait des larmes du peuple hongrois. Le Danube coulait, se frayant son chemin à travers les barricades rocheuses des Portes de fer, murmurant, rugissant comme s’il eût lancé des imprécations contre une destinée imméritée. J’écoutais ce rugissement, qui se confondait avec la tempête de mon âme. Mes joues s’inondèrent de larmes à mon insu. Dans cette douleur, il y avait tout ce qui torture le cœur du patriote, tout, une seule chose exceptée, la désespérance. »

  1. Souvenirs et Écrits de mon exil, période de la guerre d’Italie, par Kossuth, Paris, 1880 ; Plon.