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sont ses prophètes. » Kossuth était beaucoup plus coulant sur l’article du dogme, et il n’a jamais cru que le bonheur du genre humain pût sortir d’une bombe. Esprit plus politique, il était prêt à s’entendre avec les rois et les empereurs, à en faire les complices ou les instrumens de ses desseins. Ce hardi navigateur passait des marchés avec tous les vents qui pouvaient gonfler sa voile ; tous lui étaient bons, pourvu qu’à leur aide il pût entrer au port. Le 5 mai 1859, comme, en sortant des Tuileries, il se promenait le long du quai avec le prince Napoléon, qui venait de le présenter à l’empereur : — « A propos, monsieur le républicain, lui dit le prince, que penseront de cela vos amis Ledru-Rollin et Mazzini ? — La chose leur plaira peu, répondit-il ; mais je serais un triste patriote si, obéissant à mes doctrines politiques, je refusais d’accepter la main, quelle qu’elle soit, qui offre d’assister mon pays dans sa lutte pour l’existence. L’Amérique républicaine n’a-t-elle pas dû la conquête de son indépendance à la France absolutiste ?… J’ai souvent dit à Ledru-Rollin et à Mazzini, continua-t-il, que, pour atteindre mon but, je contracterais alliance avec des empereurs, avec des rois, avec des sultans, avec des despotes, même avec le diable en personne. Seulement je prendrais garde qu’il ne m’emportât pas ! »

Kossuth paraît avoir écrit ses mémoires pour démontrer aux Hongrois, que leur bonheur, tel qu’il l’entend, a été sa seule pensée et son unique souci, qu’ouvertement ou dans l’ombre il a sans cesse travaillé pour eux, qu’il n’a pas tenu à lui que les grands événemens qui ont bouleversé l’Europe n’eussent pour effet de les affranchir à jamais d’un joug odieux. À cette fin, il a traité successivement avec l’empereur Napoléon, avec le comte de Cavour, avec M. de Bismarck. Ces diverses campagnes diplomatiques lui promettaient le plus heureux succès, qu’il croyait déjà tenir dans sa main ; elles ont trompé ses espérances, elles ont toutes les trois avorté contre toute prévision. Il s’en prend aux étoiles, c’est-à-dire à la mort prématurée d’un grand ministre et au dénoûment hâtif de deux grandes guerres qui ont tourné court avant d’avoir produit tous leurs résultats. Le volume qu’il vient de publier est consacré à l’histoire de son premier pacte avec le diable, aux négociations qu’il engagea avec l’empereur avant et pendant la guerre d’Italie. Cette histoire est curieuse et mérite d’être lue avec attention, mais aussi avec un peu de défiance, car s’il est permis d’admirer les révolutionnaires, il faut toujours s’en défier.

Des trois diables avec lesquels Kossuth a négocié tour à tour, l’empereur Napoléon, quoiqu’il ne le dise pas, était celui avec qui on s’entendait le plus facilement et dont lui-même a dû garder le plus aimable souvenir. Les deux autres étaient de profonds combinateurs, incapables d’agir par sentiment et subordonnant toujours l’intérêt d’autrui au savant calcul de leurs propres intérêts, ce qui est le premier devoir d’un