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Qu’est-ce que la question sémite en Allemagne ? C’est vraiment un phénomène assez curieux. Le fait est que, depuis quelque temps, il y a dans une partie du pays, dans certaines classes de la société allemande, toute une agitation organisée, dirigée contre les juifs. On accuse sans déguisement les juifs de tout envahir, de former une nation dans la nation, d’être une menace pour la prépondérance de l’élément chrétien et germanique, de profiter des crises économiques pour accaparer la richesse, d’opprimer le commerce de leur influence, d’offenser la simplicité de la vieille société allemande aussi bien que la misère des classes populaires par leur faste. On ne se borne pas à des polémiques plus ou moins violentes ; partout, dans ces derniers temps, ont circulé des pétitions qui ne tendraient à rien moins qu’à replacer les Israélites sous le coup d’interdictions légales, à les réduire à une sorte d’infériorité dans l’empire. On demande tout simplement contre eux des lois d’exception qui les excluraient « de certaines carrières, de certaines distinctions, de certains postes publics, » et, qu’on le remarque bien, les chefs, les promoteurs de l’agitation, de ce qu’on appelle la « ligue antisémitique » ne sont pas les premiers venus ; les principaux sont un prédicateur de cour, le docteur Stoecker, qui s’est constitué l’apôtre d’un « socialisme chrétien, » un savant renommé, le professeur Treitschke, qui est connu par des travaux historiques et qui s’est créé une assez grande popularité dans la jeunesse universitaire, qui recevait même récemment de bruyantes ovations. Il ne faut rien exagérer sans doute. À cette agitation ont répondu bientôt des manifestations d’un esprit plus libéral, et contre les « pétitions antisémitiques » il y a eu tout dernièrement une protestation signée de personnages considérables, hommes politiques, administrateurs et savans, M. Delbruck, — le premier bourgmestre de Berlin, M. de Forkenbeck, — M. Gneist, M. Mommsen, M. Virchow. « On réveille aujourd’hui d’une façon imprévue et tout à fait honteuse, dit la protestation, les haines de race et le fanatisme du moyen âge… Le legs de Lessing est attaqué par des hommes qui, du haut de la chaire et de la tribune, devraient annoncer que la civilisation moderne a fait cesser l’isolement dans lequel on avait tenu la race qui nous a donné le monothéisme… » Le « legs de Lessing » n’est pas sérieusement menacé, il faut le croire. La question n’est pas moins devenue assez vive pour provoquer des animosités violentes, même un certain nombre de duels, et elle a pris assez de gravité pour être récemment portée devant le Landtag. Oui, pendant quelques séances, dans le parlement de Berlin, on a discuté éloquemment sur ce qu’il y avait à faire ou ne pas faire contre la race qui, de nos jours, a donné Meyerbeer et Henri Heine à l’Allemagne !

Il y a, on en conviendra, des signes étranges dans la vie des peuples les plus puissans. Que la réaction « antisémitique, » qui se manifeste en Allemagne s’explique d’une manière plus ou moins spécieuse, par