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Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 42.djvu/824

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Si l’on veut maintenant connaître le jugement porté sur M. Necker par quelqu’un qui n’était point un complaisant, il faut le demander à Buffon, dont la nature orgueilleuse se pliait mal à reconnaître le mérite d’autrui. Jamais, dans sa correspondance avec Mme Necker, Buffon n’appelle M. Necker autrement que « notre grand homme. » Parfois il juge convenable de l’admettre en tiers dans cette relation dont on n’a pas oublié la nature passionnée. « Jamais, lui écrit-il, ma très respectable amie n’a manqué de vous mettre de part et souvent de moitié dans les sentimens qu’elle a eu la bonté de me témoigner. » Mais c’est surtout au moment de la publication du Compte-rendu qu’éclate son admiration et que la forme où elle s’exprime rappelle le Magna sonaturum que Mme Necker proposait d’inscrire sur le socle de sa statue :


Jusqu’ici, ma noble amie, écrit-il à Mme Necker, je n’avois vu votre très illustre époux que comme l’on peint le génie, avec une auréole de gloire autour d’une tête du plus grand caractère, et dont en même temps le corps, les bras, les mains, même les ailes et les organes agissans sont dans un nuage qui nous dérobe le reste de sa nature divine, parce que les peintres ont craint qu’elle ne devînt trop humaine ; aujourd’hui par cet écrit en lettres d’or, par ce Compte-rendu au roi, je vois M. Necker, non-seulement comme un génie, mais comme un dieu tutélaire amant de l’humanité, qui se fait adorer à mesure qu’il se découvre. J’en dirois bien autant d’une autre moitié de lui-même, mais vous me désavoueriez, mon adorable amie ; votre modestie, plus grande encore que vos hautes vertus, voudra toujours garder son voile, ne fût-ce que pour tempérer leur éclat, et je ne puis que vous en louer encore. Oui, je vous aime, je vous admire et respecte tous deux du plus profond de mon cœur ; je vous le dis en vérité et dans l’enthousiasme que je viens d’éprouver après la lecture de cet écrit sans exemple et à jamais mémorable, qui fera plus de bien et d’honneur à notre siècle que tous nos autres écrits mis ensemble.


Le témoignage d’un homme tel que Buffon était de ceux qui pouvaient inspirer quelque orgueil à M. Necker. Souvent on lui a reproché son infatuation et la haute opinion qu’il avait de lui-même ; mais n’est-ce pas une excuse que cette opinion ait été partagée par les plus distingués d’entre ses contemporains, et peut-on exiger d’un homme qu’il ait la modestie de ne pas en croire sur son propre compte des juges désintéressés ?

Trouvant un pareil appui dans le monde des lettres et des philosophes, M. Necker n’aurait guère eu le droit de se plaindre s’il était venu se heurter à une hostilité systématique de la part du clergé catholique. Sa nomination n’avait pas été vue de bon œil