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bonnes œuvres, les menaces d’une si effrayante prospérité. Elle se console par l’étude et le culte des arts, et pour elle la solitude est un soulagement.


Mrs Neuchâtel n’avait pas accompagné son mari et sa fille au tournoi de Montfort. M. Neuchâtel avait besoin d’un long repos, et après le tournoi, il devait emmener Adrienne en Écosse. Mrs Neuchâtel s’enferma dans sa propriété du Hainault, et il lui sembla qu’elle n’en avait jamais joui auparavant. Elle pouvait à peine croire que ce fût la même villa, maintenant qu’elle n’avait plus à redouter une invasion quotidienne de députés ou de gens de bourse. Elle n’avait jamais vécu aussi longtemps sans voir un ambassadeur ou un membre du gouvernement, et c’était pour elle un véritable soulagement. Elle se promenait à l’aventure dans les jardins ou conduisait sa petite voiture dans les allées ombreuses. Adrienne lui faisait grandement faute, et pendant quelques jours elle s’attendait, chaque fois que la porte s’ouvrait, à voir entrer sa fille ; elle poussait alors un soupir, puis courait à son bureau ou s’enfonçait dans quelque sonate de son maître favori, Beethoven. Alors venait la grande affaire de la journée, la lettre, l’indispensable lettre à Adrienne. Si l’on considère qu’elle vivait seule, que l’habitation était depuis longtemps connue de toutes les deux, c’était merveille que la mère trouvât tous les jours moyen de remplir tant de pages de ses observations et de ses tendresses. Mrs Neuchâtel était parvenue à se débarrasser de son cuisinier en l’envoyant visiter Paris, en sorte qu’elle pouvait, sans qu’on y trouvât à redire, dîner dans son boudoir d’une côtelette et d’un verre d’eau de Seltz. Quelquefois, non point uniquement pour se distraire, mais plutôt par le sentiment du devoir, elle donnait de petites fêtes aux enfans des écoles ; quelquefois aussi, après avoir mené pendant des semaines cette existence de princesse prisonnière, elle sollicitait la visite de quelque grand géologue et de sa femme, ou de quelque professeur qui, sans posséder lui-même un shilling, avait en poche un plan nouveau pour une plus équitable répartition de la richesse.


A côté de Mrs Neuchâtel et non moins misérable est sa fille Adrienne. Jeune, aimable et belle, douée d’un cœur sensible, que lui manque-t-il pour être heureuse ? Quel est le ver rongeur dont la morsure dessèche et flétrit son existence ? Hélas ! elle est trop riche. Elle ne goûtera jamais le bonheur d’être aimée, de se savoir aimée d’un amour loyal et sincère. Cet accueil empressé qui l’attend partout, ces marques d’amitié qu’on lui prodigue, les demandes si flatteuses dont elle est l’objet ne sont que des comédies jouées par des cœurs mercenaires. Elle ne se mariera pas, elle ne peut pas se marier, parce qu’elle ne voudrait donner son cœur qu’en