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papiers intimes, lettres et fragmens de mémoires qu’Alfred Sensier, ami dévoué et confident de Millet, a donnés dans son importante étude, ce livre est moins une biographie qu’une autobiographie. Deux pages sur cinq, c’est Millet lui-même qui parle, contant les souvenirs de son enfance, ses premières impressions devant la nature, son arrivée à Paris, les misères et les angoisses de son existence, précisant son idéal dans l’art, analysant et défendant ses tableaux, expliquant et raisonnant ses préférences et ses antipathies en peinture comme en littérature. Le mot document humain est à la mode aujourd’hui. Voilà de vrais documens humains dont l’intérêt n’est pas discutable. Que nous importe le document infiniment petit des romanciers sur un personnage fictif, en général platement vulgaire et bassement vicieux ? S’il s’agit au contraire d’un homme comme Millet, qui fut un grand talent, un esprit supérieur et une nature admirable, il n’est point de détail qui ne nous instruise, pas de menu fait qui ne nous touche. Millet est né à Gruchy, près du cap de la Hague, d’une famille de laboureurs qui de père en fils cultivaient leur bien. Il vécut jusqu’à dix-huit ans, employant le temps que n’occupait pas le travail de la terre à lire, à dessiner d’instinct et à regarder la mer et les beaux horizons des campagnes, Ce fut la plus heureuse période de sa vie. Dès que, délaissant la charrue pour le pinceau, il vint à Paris, la misère, qui ne devait le quitter sans retour qu’après vingt longues années, fut sa compagne de chaque jour. Millet a connu toutes ses douleurs, subi toutes ses meurtrissures. Ne parlons pas des débuts du peintre, qui furent rudes comme ceux de beaucoup d’artistes. Mais, même après le Vanneur, Millet et sa femme restèrent deux jours sans manger, partageant entre leurs enfans les derniers morceaux de pain ; même après la Tondeuse de moutons et le Paysan greffant un arbre, en 1856., un boulanger de Barbison auquel Millet devait une petite note lui refusa du pain. Privations, maladies, critiques injustes, Millet supporta tout, non en philosophe, mais en stoïque. L’heure de la fortune et de la renommée sonna enfin pour lui, mais il ne put en jouir longtemps. Si robuste que fût sa nature, il était épuisé par la lutte. Il mourut au mois de janvier 1875, comme il venait de recevoir la commande, d’une des grandes décorations du Panthéon. L’état avait enfin pensé qu’il y avait un peintre qui s’appelait Millet. On s’est souvent représenté Millet comme un rustique, une sorte d’homme des bois ou de paysan du Danube. C’était au contraire un esprit charmant et très cultivé. Il écrivait bien, se plaisait à lire les poètes, et connaissait le latin. Il avait un culte pour Virgile, dont il savait par cœur les plus beaux passages. Ce goût éclairé, ce sentiment des choses de l’antiquité, ne doivent pas surprendre chez le peintre du Semeur et de l’Angélus. Millet, qui d’ailleurs avait commencé par des sujets mythologiques, l’Offrande au dieu Pan et l’Œdipe, a peint des