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identiques et on peut affirmer que, si la conscience publique n’est pas soulevée, l’idée du droit est en déclin. Pour que la notion de la justice se développe librement, pour qu’elle pénètre dans l’esprit des citoyens et qu’elle les imprègne, il faut qu’au sommet de la hiérarchie ils aient constamment sous les yeux un tribunal suprême qui soit le juge incontesté des compétences et du droit. Pas plus qu’il n’y a deux morales, il n’y a deux droits. C’est l’insondable vertu de la justice d’être une en son essence et de ne pouvoir être scindée. Qu’elle soit variée à l’infini dans ses applications à la diversité des litiges, mais qu’elle demeure indivisible dans son principe ; selon qu’elle fixe les rapports du laboureur, de l’ouvrier, du contribuable, du commerçant ou du soldat, elle prend les noms les plus divers, mais quand les tribunaux spéciaux ont prononcé, que le fait est éclairci et fixé, le débat s’élève et atteint ces sphères supérieures où le droit lui-même est jugé. Il ne s’agira plus ni de justice de paix, ni de prud’hommes, ni de juges consulaires, ni de conseils de guerre, ni de conseils administratifs : c’est la cour suprême de justice qui posera et dira le droit.

Il faut que la cour suprême accomplisse pour les branches détachées du droit ce que la cour de cassation a fait admirablement depuis près d’un siècle dans l’ordre des lois civiles et criminelles. S’il se constitue une juridiction régulatrice qui inspire aux citoyens une pleine sécurité, devant laquelle soit dit, en toute matière contentieuse, le dernier mot, on verra se faire à la fois un apaisement et un progrès dans les esprits. Qu’on ne s’y trompe pas : selon que la notion du droit s’affaiblit ou se développe, la civilisation recule ou s’étend. Or l’idée abstraite échappe à la foule des citoyens. L’expérience fait mieux que toutes les théories l’éducation des hommes. Ils ont besoin de voir une force active et vivante prêter son appui au principe, donner une forme tangible à la loi écrite ; s’ils constatent par leurs yeux que nul n’échappe désormais au pouvoir des lois, la vue de ce fait sera plus éloquente qu’une ligne de la déclaration des droits de l’homme. En abolissant l’article 75 de la constitution de l’an VIII, dont tous les publicistes réclamaient depuis un demi-siècle la suppression, un grand pas a été accompli dans cette voie de sage réforme ; mais le privilège qui entourait le fonctionnaire était si profondément entré dans les mœurs administratives qu’il a reparu sous une autre forme. Il faut achever l’abolition de ce nouvel article 75. Le respect de la loi ne se fondera qu’à ce prix. Les préjugés de l’ancien régime sont, à notre insu, tellement vivans en France que, par une pente naturelle, c’est encore au privilège qu’on demande l’influence et l’autorité, alors que l’égalité des droits peut seule l’assurer. Dans le pays le plus aristocratique d’Europe, nous avons entendu des juges nous expliquer comment ils étaient parvenus à