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significatifs : et ce sont bien ceux-là que les philosophes du XVIIIe siècle ont particulièrement remarqués. Massillon, encore un coup, inclinait vers l’erreur où les encyclopédistes allaient donner tête baissée. Comme eux il était « sensible, » et comme eux « chimérique. » Et s’il ne croyait pas à la bonté naturelle de l’homme, on sent qu’il y eût voulu croire. Et n’est-ce pas un grave préjugé que ni Voltaire, ni tous ceux qui juraient alors sur la parole de Voltaire, ne s’y soient trompés ? Assurément je vois l’intérêt qu’ils avaient à s’approprier Massillon. Un parti, quel qu’il soit, du moment qu’il est un parti, a toujours intérêt à s’approprier un honnête homme de plus, et une renommée d’intégrité incontestée. Mais voici toute la question : quel intérêt avaient-ils à s’approprier Massillon, plutôt que Bourdaloue, plutôt que Bossuet ? C’est qu’ils ont tous cru qu’en d’autres temps ce prédicateur chrétien eût été des leurs. Ils se trompaient ? j’en suis certain, mais il reste au moins que, si Massillon n’a pas été plus sensible, plus tolérant, plus humain que Bossuet ou que Bourdaloue, il l’a été d’une autre manière, qui est la manière du XVIIIe siècle.

Il a prêché contre la guerre ? Est-ce que Bourdaloue par hasard ou Bossuet auraient fait l’apologie du carnage ou des conquêtes ? Seulement ils savaient, ce que Massillon oublie souvent, qu’il est inutile ou même dangereux de déclamer d’une manière abstraite et générale contre les maux inséparables de l’humaine nature, et que tout ce qu’on peut faire, c’est d’inspirer aux hommes pris chacun à part, pour ainsi dire, les vertus qui peuvent corriger la gravité, adoucir la cruauté, diminuer l’étendue de ces maux. Les hommes du XVIIIe siècle pourraient bien avoir détruit beaucoup de préjugés dont ils n’avaient pas pris la peine de chercher les raisons et de reconnaître les fondemens. Ils pourraient bien aussi avoir compromis la fortune de plus d’une idée juste et généreuse pour avoir voulu lui donner trop d’extension et la pousser d’abord à l’extrême de ses conséquences logiques. Ainsi, la vie humaine est chose assurément précieuse, ils ont eu raison de le dire, et nous leur en devons une reconnaissance éternelle, mais il n’ont pas assez dit que beaucoup de choses sont et doivent demeurer plus précieuses que la vie humaine. Massillon est un peu de ces imprudens qui n’ont pas calculé toute la portée de leurs paroles. Il ressemble aux philosophes du XVIIIe siècle en ceci surtout qu’il n’a pas assez profondément cherché dans la connaissance de l’homme intérieur le secret de ces restrictions qu’il faut toujours mettre aux généralisations de la logique, si bien fondées d’ailleurs qu’elles paraissent, ou si correctement induites. Il ne s’est pas assez défié de ces grands raisonnemens si aisés à faire et de cette licence d’un auteur abandonné sans mesure à tout ce qui lui vient dans