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de ce don précieux pour faire la conquête des deux importans personnages de qui dépendaient sa fortune et son avenir. En lisant ses lettres et ses rapports, Gentz avait conçu une haute idée de son intelligence ; dès qu’il eut fait, sa connaissance personnelle ; il lui voua une amitié presque passionnée. — « J’aime votre humeur communicative, lui disait-il, votre grande tolérance, votre indulgence pour les faiblesses des autres ; j’aime vos propres faiblesses, votre légèreté, votre désir de plaire et tous les autres défauts que je me flatte de découvrir en vous. »

On sait que ce publiciste de haut vol mêla la bagatelle aux affaires, qu’il eut jusqu’au bout le cœur tendre ; le monde a beaucoup parlé de la liaison dont les douceurs embellirent ses derniers jours. Il les savourait non en fat qui se méconnaît, mais en poète qui caresse de flatteuses illusions et demande en grâce qu’on ne le détrompe point. Son jeune ami n’avait garde de combattre le penchant qui l’entraînait, il l’engageait à couronner ses cheveux blancs des roses d’Anacréon, « le seul sage qui ait vraiment compris la nature et la providence. » Il mettait à son service sa muse facile ; moitié riant, moitié rougissant, l’amoureux sexagénaire lui commandait des vers qu’il pût réciter en sûreté de conscience à la divinité qui lui rendait sa jeunesse. Il lui écrivait le 7 juin 1830 que « ce sont les folies partielles, Kleine und partielle Verrücktheiten, qui font le charme et la beauté de la vie… Si les philosophes et les théologiens n’extravaguaient pas quelquefois, si les artistes n’étaient pas fous, si les héros n’étaient pas des enragés et si le populaire n’était pas stupide, où donc l’histoire universelle prendrait-elle ses matériaux ? Quelle misère serait la nôtre si nous vivions dans un monde où tout serait parfaitement raisonnable ! Celui qui ne perd pas le sens en feuilletant un livre aimé, celui qui n’entre pas en délire auprès de sa maîtresse, celui que l’ardeur du combat ne rend jamais furieux, celui qui ne sait pas devenir imbécile dans la société des pédans et des bourgeois, celui-là ne sait pas le premier mot de l’art de vivre. » Mais pour délirer avec agrément, il faut se bien porter, et la santé de Gentz déclinait, l’huile commençait à manquer à la lampe ; son humeur s’assombrissait, il voyait venir la mort et il lui faisait mauvais visage ! Piokesch s’efforçait de relever son moral, de remonter son imagination découragée, d’exorciser les démons qui le tourmentaient : « Que ne puis-je, lui disait-il, répandre dans votre âme ce repos patriarcal qu’on respire en Orient !… Être vraiment aimé est le suprême triomphe de l’homme ; le reste, pour qui connaît le monde, n’est qu’un vain radotage. Pensez seulement à tous les bonheurs que le ciel vous a prodigués. Regardez en vous-même ; un esprit puissant, un cœur toujours jeune, des trèsors de connaissances, de réjouissans souvenirs et Fanny, voilà ce que vous y trouvez. Regardez hors de vous ; l’estime universselle, une fortune suffisante, une influence incontestée et encore