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médecin qui se considère comme l’héritier naturel de son malade, et qui ne laisse pas de le soigner consciencieusement ; mais la question de l’héritage lui trotte sans cesse dans la tête et lui procure des distractions. — « Il y a deux jours, écrivait Prokesch le 3 octobre 1827, lord Prudhoc me demanda quelle frontière je serais disposé à octroyer à mon pays, si l’on en venait à partager la Turquie. Je lui répondis que je tenais le cas pour impossible et la question pour oiseuse. Il insista, et je finis par lui dire que je ne pouvais avoir à de sujet qu’une opinion militaire, et que si le cas impossible venait à se réaliser, je réclamerais pour l’Autriche tout le territoire qui s’étend d’Orsowa à Salonique, avec ce port dans l’Archipel et Widdin sur le Danube. » À quelques nuances près, cette opinion, aussi commerciale que militaire, est encore celle qui prévaut à Vienne ; on y dit tous les jours : Si le partage se fait, il nous faut Salonique.

En 1827, comme aujourd’hui, ce qui alarmait et irritait le cabinet autrichien, c’était le rapprochement subit qui venait de s’opérer entre l’Angleterre et la Russie. Le 4 avril 1826, un protocole secret avait été signé à Saint-Pétersbourg, par lequel les deux puissances s’engageaient à interposer leur médiation en faveur de la Grèce. Le Gladstone d’alors s’appelait Canning, et il était aussi lettré, quoique moins doctrinaire et moins théologien. On le persiflait, on le brocardait à Vienne comme on y brocarde M. Gladstone ; On l’accusait d’être la dupe de la Russie de jouer son jeu, d’avoir conclu une alliance monstrueuse, qui aboutirait infailliblement à une rupture. On traitait sa politique de honteux libertinage, Liederlichkeit ; on le traitait lui-même de brouillon et d’esprit malfaisant. Gentz le définissait : un orateur de premier ordre, un bon poète du second rang et un pitoyable ministre. « Ce n’est pas un incendiaire, disait de son côté M. de Metternich, mais dès qu’un incendie éclate, on est sur de le trouver entre le feu et les pompes. »

Lorsque le traité de Londres auquel accéda le cabinet des Tuileries eut été conclu, on en ressentit à Vienne un dépit amer, acrimonieux, et on prodigua à la politique française tous les reproches qu’on adressait naguère à M. de Freycinet quand on le soupçonnait de faire cause commune avec la Grande-Bretagne et la Russie. Prokesch déclarait que par état la France était une vieille coquette, à l’affût des galans, qu’elle aspirait à faire parler d’elle, à jouer un rôle, qu’elle était de toutes les nations la plus disposée à suivre une politique de gloriole et de vanité : « On nourrit de sucre les enfans et les perroquets, » disait-il d’un ton méprisant. Ce qui le consolait et le rassurait un peu, c’était l’appui de l’Autriche trouvait à Berlin. Il estimait que la Prusse avait l’armée la mieux organisée de l’Europe et qu’on ne pouvait attacher trop de prix à son alliance. Mais il n’était pas sans inquiétude ; il se déliait « de cette puissance qui avait grandi trop vite et qui pour s’agrandir encore était