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il a envoyé quelques constantes, quelques troupes, fait quelques procès, et pendant ce temps tout s’est compliqué, tout s’est aggravé en Irlande. Depuis le meurtre de lord Mountmoress, qui a été comme le signal de ce mouvement nouveau, l’agitation n’a fait que se développer et s’envenimer. Ce malheureux pays a échappé par degrés en quelque sorte à tout gouvernement régulier pour passer sous un gouvernement occulte qui dispose de tout. La ligue agraire a pris en quelques mois une extension formidable, et elle a acquis une telle puissance que rien ne lui résiste, que ses mots d’ordre sont partout obéis. Elle enlace la population tout entière dans un réseau de révolte et d’insurrection. Vainement quelques propriétaires ont essayé de résister ; ils ont été presque tous obligés de s’enfuir. Ceux qui sont restés sont parfois assaillis dans leurs maisons, où ils sont mis en interdit. Les marchands, les fournisseurs refusent de traiter avec eux ; leurs gens de service les quittent. Ils demeurent seuls dans d’immenses exploitations abandonnées. Sécurité des personnes, droits de propriété, rapports d’affaires ou d’industrie, tout est en suspens. Que faire contre un tel état de choses ? Le gouvernement a mis en cause quelques-uns des chefs de la ligue, M. Parnell, M. Dillon, M. Sexton, qui paraissent en ce moment même devant le jury à Dublin. L’acquittement récent d’un des secrétaires de la ligue indique ce que peut être la justice. D’ailleurs un procès, quelle qu’en soit l’issue, ne remédie pas à toute une situation sociale profondément altérée. Le ministère, dit-on, entend proposer au parlement, avec des lois nouvelles sur les fermiers, une série de mesures de coercition, la suppression de l’habeas corpus, l’état de siège, etc. ; mais ici s’élève une autre question. Les radicaux du cabinet, M. Bright, M. Chamberlain, accepteront-ils la responsabilité de la politique de répression, et ces mesures ne seront-elles pas une cause d’ébranlement dans le ministère ? D’un autre côté, les députés irlandais vont se porter en nombre au parlement et en certains cas ils peuvent fournir un dangereux contingent d’opposition. Le ministère Gladstone s’est créé une situation critique ; il aura sans doute plus d’une lutte sérieuse à soutenir et il s’est exposé à s’entendre dire que, s’il eût montré plus de prévoyance avant le développement de l’agitation irlandaise, il ne serait pas réduit à réclamer des moyens, peut-être inefficaces, pour une pacification qui devient de jour en jour plus difficile.


CH. DE MAZADE.


Le directeur-gérant : C. BULOZ.