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trois jours de marche et par là facilité à l’avant-garde de Miloradovitch les moyens de nous atteindre. » À cette malveillance, qu’il ne put jamais vaincre malgré tous ses efforts et toutes ses preuves d’affection, — la première personne que rencontra l’empereur au sortir du Kremlin fut Davout, encore souffrant de ses blessures de la Moskowa, qui se faisait transporter à travers les flammes pour mourir avec lui, — le hasard vint encore ajouter les malentendus et les confusions. Forcé d’évacuer Smolensk, il crut ne pas pouvoir attendre Ney, qu’il fit prévenir du danger qu’il courait, et qui, malgré cet avis, s’obstina à rester jusqu’à entier accomplissement des ordres qu’il avait, dit-il, reçus de l’empereur. On sait les conséquences fatales et glorieuses de ce retard ; comment Ney, coupé de Davout par l’armée ennemie, fut obligé de se frayer un chemin par des prodiges d’héroïsme et comment Davout fut accusé de l’avoir abandonné. Il n’en était rien, et au fond, Ney n’avait été victime que de sa propre obstination ; mais l’héroïsme dont il avait fait preuve le rendait alors l’objet de l’admiration de l’armée et le favori de l’empereur ; or, dans de tels momens et sous l’empire de tels sentimens, on est peu disposé à peser froidement les faits, et il n’y a pas droit de réponse pour la contradiction. Enfin, il vint un jour où l’implacable rigueur de la nature eut raison de son génie méthodique et de son stoïcisme même, où ses soldats, jusqu’alors soutenus par la discipline qu’il leur avait fait accepter et préservés par sa prévoyance contre l’extrême misère, connurent à leur tour les horreurs de la famine et du dénûment. Davout, nous dit Ségur, à plusieurs reprises montra des marques du plus extrême abattement, et on l’entendit s’écrier que des hommes de fer pouvaient seuls supporter de pareilles épreuves. Ce qui s’entassa de douleurs dans son âme pendant cette cruelle campagne, on pouvait aisément le soupçonner, mais les présens Mémoires nous le révèlent d’une manière certaine. Ses souffrances morales furent si amères qu’elles lui firent connaître le désespoir et l’amenèrent jusqu’à la pensée du suicide. C’est lui-même qui fait ce grave aveu dans une lettre à la maréchale écrite presque immédiatement après le retour.


Thorn, 15 janvier 1813.

Je t’avais promis, mon Aimée, à l’époque de ton rétablissement, de t’expliquer quelques phrases obscures sur notre campagne : il faudrait entrer dans trop de détails sur les peines d’âme qu’a éprouvées ton Louis ; elles ont été si vives que, malgré qu’il te soit très attaché ainsi qu’à ses enfans, il se serait détruit s’il avait eu une heure de suite des idées d’athéisme. Ce qui l’en a empêché, c’est l’espérance qu’il reste quelque chose de nous : alors notre souverain appréciera ses amis et