Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 43.djvu/348

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sur la place où stationnait le courrier. Les chevaux étaient attelés, mais le conducteur ne se pressait point de partir. Il restait planté au seuil de l’auberge, les yeux braqués sur un groupe de jeunes gars qui, le verre en main, entouraient un homme d’une trentaine d’années, vêtu d’une redingote noire, coiffé d’un chapeau de paille, joues et menton, rasés, ayant dans son vêtement et sa physionomie prudente quelque chose de demi-clérical. Les verres se heurtaient, l’homme à la redingote avait ôté son chapeau et entamait un discours avec des intonations de prédicateur. — C’était l’instituteur de Roscoff qui quittait le pays et auquel ses anciens élèves versaient le coup de l’étrier. Après force applaudissemens, tournées de cognac et poignées de main, M. le maître, tout ému, se jette enfin dans la voiture à côté de moi. Nous roulons, moi rencogné dans le fond ; lui, à tête à la portière, lançant des coups de chapeau à droite et à gauche. Je croyais que tout était dit, mais point ; à un coin de rue, voilà la voiture qui s’arrête devant un débit de boissons. Nouvelle fournée de jeunes gars s’attroupant autour de l’instituteur, qui est descendu et qui a entraîné le conducteur ; nouveaux petits verres, nouvelle harangue, redoublement de poignées de mains et d’adieux expansifs : — Quand vous viendrez à Quimper, souvenez-vous qu’il y aura toujours pour vous un bon déjeuner chez l’instituteur ! — A la parfin, il remonte l’œil luisant, le chapeau de travers, et cette fois nous partons pour tout de bon.

L’attention du maître d’école se partage entre moi et la portière, à travers laquelle il lance encore des volées de coups de chapeau. Il est fortement allumé par les copieuses rasades qu’il lui a fallu boire au départ, mais l’habitude de rester grave et imposant devant les élèves donne quelque chose de contenu et de discret à son ivresse. La griserie des gens habituellement pompeux et solennels se traduit par un redoublement de dignité cérémonieuse. M. le maître a une forte démangeaison de parler, mais il craint de laisser échapper une sottise et fait de visibles efforts pour mettre d’aplomb ses idées chancelantes. — Un bon petit pays, monsieur, dit-il en se retournant vers moi, bonnes gens et belles terres… (ici un coup de chapeau à un paysan qui croise, la voiture) ; voici quatre ans que je l’habite, et, bien que nommé à Quimper avec avancement, je quitte Roscoff à regret, monsieur… à regret ! — J’essaie de le faire causer sur les curiosités locales, mais il se tient prudemment à sa première idée ; il s’y trouve à l’aise et s’y cantonne avec cette ténacité têtue que donne une douce ébriété. Je n’en puis rien tirer, si ce n’est que Roscoff est un bon petit pays et qu’il le quitte les larmes aux yeux.

A Saint-Pol, je retrouve Tristan, qui se promène impatiemment